By Ghaleb Bencheikh (11 janvier 2015)
Notre nation a connu une terrible épreuve. L’ignominie et le terrorisme
abject ont frappé au coeur de Paris. Un véritable carnage. Et nous ne pouvons
pas nous contenter seulement de dénoncer ces actes qui nous révulsent et de
condamner leurs auteurs, sans réserve, ni nous résoudre dans une résignation
morose à subir la prochaine attaque... D’ailleurs, qui dit dénoncer entraîne
aussitôt qu’il faut annoncer : clamer haut et fort qu’aucune raison, si
légitime soit-elle, ne saurait justifier le massacre des innocents et aucune
cause, si noble soit-elle, ne prépose la terreur aveugle. Nous scandons
jusqu’au ressassement ce que nous avons toujours proclamé : on ne peut pas et
on ne doit pas se prévaloir d’un idéal religieux pour semer la haine.
Il se trouve que des individus fanatisés affiliés à des groupes islamistes
djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée s’étalant
sur un arc allant depuis le nord Nigéria jusqu’à l’Île de Jolo. Et, l’élément
islamique y est franchement impliqué. Chaque jour que Dieu fait, des dizaines
de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une certaine idée de
l’Islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son vocabulaire et
confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les exactions qui sont
commises nous scandalisent et offensent nos consciences. L’incendie ne semble
pas fixé, bien au contraire, ses flammes voudraient nous atteindre en Europe et
nous brûler, chez nous, en France.
Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration de
résistance et d’insoumission face à la barbarie.
Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de
bonne volonté, mais surtout de nous autres musulmans de l’éteindre. Il est de
notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et
l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à telle injonction ni parce que
nous sommes sommés de nous « désolidariser ». Nous agissons de la sorte, avec
dignité, mus que nous sommes par une très haute idée de l’humanité et de la
fraternité.
Nous ne cèderons
jamais à la psychose. C’est une déclaration de résistance et d’insoumission
face à la barbarie. C’est aussi notre attachement viscéral à la vie, à la paix
et à la liberté. Après l’affliction et la torpeur, il est temps de reconnaître,
dans la froideur
d’esprit et la lucidité, les fêlures graves d’un discours religieux intolérant
et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent
depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et
crispées, repliées sur elles-mêmes.
En effet, le drame réside dans le discours martial puisé dans la partie
belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une vision du monde
dépassée, propre à un temps éculé - qui n’a pas été déminéralisée ni
dévitalisée. Des sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une
religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son
obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.
Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento,
plus qu’un rafistolage qui s’apparentent tous à une cautérisation d’une jambe
en bois, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut
en appeler, je ne cesse pour ma part, de le requérir et je m’étais égosillé à
l’exprimer. En finir avec la « raison religieuse » et la « pensée
magique », se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les
préoccupations de l’assise de la croyance vers les problématiques de
l’objectivité de la connaissance, relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un
besoin vital. L’on n’aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des
consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre
d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec
la religion, l’égalité foncière entre les êtres, la liberté d’expression et de
croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence,
l’Etat de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux
exigés.
Face
à la barbarie, il vaut mieux vivre peu, debout, digne et en phase avec ses
convictions humanistes que de vivre longtemps en louvoyant, en étant complice,
par l’inaction, de ce qu’on réprouve.
Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec
l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours imprécatoire ne
fait jamais avancer les choses. Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam
c’est la paix, c’est l’hospitalité, c’est la générosité... Bien que nous le
croyions fondamentalement et que nous connaissions la magnanimité et la
miséricorde enseignées par sa version standard, c’est bien aussi une
compréhension obscurantiste passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du
patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite
la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations
idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les
dégeler. La responsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la
raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste
justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et garantie
par « le divin ». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de
s’affranchir des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité d’un
certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence, une
réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences. Je
regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays, en France. Aucun
colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important n’a été
organisé en vue de subsumer la violence « inhérente » à l’islam ; pas la
moindre conférence sérieuse n’a été animée pour pourfendre les thèses
islamistes radicales. Il est vrai que la pusillanimité et la frilosité de nos
hiérarques nous ont causés beaucoup de torts. Leur incurie nous laisse attendre,
tétanisés, la tragédie d’après. Face à la barbarie, il vaut mieux vivre peu,
debout, digne et en phase avec ses convictions humanistes que de vivre
longtemps en louvoyant, en étant complice, par l’inaction, de ce qu’on
réprouve.
Encore de nos jours, dans de nombreux pays, à populations musulmanes, des
régimes politiques sévissent sans légitimité démocratique. Ils gouvernent en
domestiquant la religion et en idéologisant la tradition. Ils manipulent la
révélation pour des fins autres que spirituelles. Quel crédit peut-on accorder
à leur participation à la coalition qui bombarde le prétendu « Etat islamique »
alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs
doctrines et soutiennent leurs thèses ? La monstruosité idéologique de l’EIIL,
dénommée Daesh, c’est le wahhâbisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme
dans les faits, la cruauté en sus.
Nous sommes encore, dans des contrées, sous « climat » islamique, à l’ère
de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la
minoration de la femme, de la captation des consciences et de la discrimination
fondée sur la base religieuse. Et cela au vingt-et-unième siècle, après en
avoir « mangé » une décade et demie ! Or, on ne jauge le degré d’avancement
éthique d’une société qu’à l’aune du sort des minorités en leur sein. Même si, in
fine, dans une société libre, laïque et démocratique, il n’y a de majorité
et de « minorité » qu’au Parlement. Parce que le citoyen y est appréhendé in
abstracto de l’appartenance confessionnelle ou d’autres spécificités
singulières…à quand la citoyenneté pour tous, chrétiens, yézidis, bahaïs,
juifs, athées ?
Un corpus polémologique
virulent a existé dans la tradition islamique classique. Il est le véritable et
le seul référentiel des groupes djihadistes. Il doit être totalement proscrit.
Nous avons la responsabilité et le devoir de combattre la réactivation de tous
les processus qui l’installent et l’érigent en commandements célestes. Il
incombe aux dignitaires religieux, aux imams, aux muphtis et aux théologiens de
décréter plus que son inconvenance, mais le reconnaître comme attentatoire à la
dignité humaine et contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de
miséricorde que recèle grandement la Tradition. Renouer surtout avec l’humanisme
d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire
et le conjuguer avec toutes les spiritualités et les conceptions philosophiques
éclairées du progrès et de la civilisation. Il est consternant que cet
humanisme soit oblitéré, effacé des mémoires et totalement occulté. Les noms
d’al-Asma ’i, de Tawhidi, de Miskayawayh sont méconnus à cause d’une
présentation de l’histoire atrophiée et mutilante. C’étaient eux et leurs
émules qui avaient assis les fondements d’une civilisation impériale à
l’architecture palatiale défiant l’éternité. Il est plus affligeant encore que,
dans la régression terrible que nous connaissons, ces grands noms soient
ignorés de leurs propres et lointains descendants.
L’extrémisme
est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la
connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
Savoir endiguer la déferlante extrémiste, ravaler le délabrement moral,
guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence intellectuelle et la
déshérence culturelle. Aller vers l’universel. Ne pas s’arcbouter sur les
particularismes irrédentistes. Telle est la vision programmatique pour sortir
de l’ornière dans laquelle nous nous débattons. L’extrémisme est le culte sans
la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ;
l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
L’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la science et la
connaissance sont les maîtres-mots combinés à la culture et l’ouverture sur le
monde avec l’amour du beau et l’inclination pour les valeurs esthétiques afin
de libérer les esprits de leurs prisons, élever les âmes, flatter les sens,
polir les coeurs et les assainir de tous les germes du ressentiment et de la
haine.
Gageons qu’après cette
terrible tragédie, il y aura un véritable éveil des consciences afin de
conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet pour construire
ensemble, chez nous, en France, une nation solidaire et fraternelle avec un
engagement commun au service de la justice et de la paix. Cette nation
reconnaîtra tous ses enfants sans exclusive, sans ostracisme. Notre modèle de
vie dans une société ouverte, libre et démocratique, respectueuse des options
métaphysiques et garante des orientations spirituelles de ses membres, pourra
être transmis ailleurs et devra inspirer davantage les sociétés majoritairement
musulmanes. Pour peu, surtout, que les rapports internationaux ne soient plus
empreints de realpolitik ni d’indignations sélectives, ni de complaisance
vis-à-vis des autocrates, ni de compromission avec des Etats « intégristes ».
Faisons de cet événement tragique un avènement spécifique : un moment
historique, inaugural d’une ère promise d’entente et de paix entre les peuples
et les nations.