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mercredi 29 juin 2011

Le Changement Economique: Vrai moteur du changement Institutionnel et Politique ! (L'intégral)

By Taieb Hafsi in Liberté
Le changement économique est le vrai moteur du changement institutionnel et politique !


Introduction

Ce qui me frappe depuis un demi-siècle, c’est notre incapacité à comprendre ce qui  nous arrive. Nos économistes parlent des langages curieux qui semblent faits pour des audiences externes plutôt que pour les citoyens algériens. Ils utilisent les dernières analyses sophistiquées et faites pour la situation de pays industrialisés en crise pour parler de leur pays qui peine à sortir de la misère. Nos politiciens parlent de l’Algérie comme si c’était un pays autre, lui appliquant des idées et des théories qui souvent ne prennent que marginalement en compte les réalités du pays. Ils se battent pour créer un idéal, socialiste ou capitaliste, alors que les populations se battent tous les jours pour survivre, nourrir et éduquer des enfants de plus en plus exigeants.
Nos gouvernants, déboussolés par la complexité, ressemblent à des épouvantails mécaniques qui ont perdu des pièces et qui tournent  dans tous les sens. Un jour, ils chantent les vertus du socialisme et le lendemain celles du capitalisme sauvage, un jour les vertus des valeurs islamiques et le lendemain les dangers que représentent ceux qui les pratiquent, un jour la valeur de la production nationale et le lendemain celle de la concurrence ouverte et loyale, un jour les vertus de l’entreprise nationale et le lendemain les ravages de la corruption du secteur public. Nos jeunes, à la recherche de sens sont perdus dans ce magma. Désespérés, ils ne voient souvent que la violence comme porte de sortie de l’enfer de l’incohérence et du non sens. Nos forces de police et l’armée qui ont peur de nous sont armés jusqu’aux dents pour contrôler la délinquance dont nous sommes capables. Nous nous sommes constitués en groupes hostiles les uns aux autres qui se tiennent en respect et s’empêchent de vivre. Le bons sens s’est progressivement échappé de ce guêpier, nous laissant orphelins de sens.




Quand il y a trop d’idées, c’est comme s’il n’y avait plus d’idées. Les Algériens s’entêtent à vouloir réinventer le monde, à trouver l’idée géniale qui règlerait le compte de la bureaucratie, de la corruption, de l’immobilisme, de la division, etc., etc. Hélas, il n’y a pas d’idée géniale qui peut faire tout cela. En fait, l’idée qui peut faire survivre l’Algérie et avec un peu de chance la faire prospérer existe déjà et dans l’ensemble nous la connaissons et l’acceptons presque tous. On peut l’articuler en disant : Nous voulons un pays ouvert, riche et en santé, qui fait l’admiration de ses voisins et du reste du monde, et où  il fait bon vivre. Ce pays est fait d’une diversité de peuples, unis par des valeurs fortes, généralement basées sur nos traditions, sur nos croyances, notamment religieuses, et sur 20 siècles d’épreuves communes. Parmi les valeurs les plus importantes figurent la liberté, la solidarité, la bienveillance, le service communautaire, l’intérêt pour la connaissance, le désir de nous construire meilleurs, l’importance de la famille et de la vie locale. On peut dire cela de mille et une façons. On peut le faire dire par des économistes, par des politiciens, par des prêcheurs religieux, mais on reviendra toujours à la même chose.



Au lieu de perdre notre temps à faire du sophisme et à mieux articuler l’alphabet, peut être devrions-nous discuter de comment réaliser cela. Peut être devrions discuter de ce qui nous empêche de changer, de progresser quels que soient nos objectifs. En fait, en nous concentrant sur la (re)définition des objectifs, on perd de vue la réalité. Après avoir eu de nombreuses rencontres et beaucoup de palabres, nous serons rendus au même point : avec les mêmes grands objectifs dits avec des mots différents, mais avec une situation qui n’aura pas changé. Un grand dirigeant japonais avait bien résumé cette situation en disant à ses compatriotes : « qu’importe où on va, pourvu qu’on y aille ensemble ! ». Cela semble fou, mais pensez-y. Le futur est très incertain. La décision qu’on prend aujourd’hui n’a qu’une importance relative demain. Ce qui est important, c’est d’être prêt à répondre aux conditions de demain ensemble, sans se défaire. Les pays et les groupes qui ont réussi sont ceux qui de manière pragmatique se sont intéressés non pas aux grands objectifs mais à la façon de répondre aux évènements imprévus de demain de manière judicieuse. Les grandes civilisations ont été construites non pas par des groupes puissants, mais par des groupes unis qui avaient réussi à le rester malgré l’adversité. L’adversité se manifeste par des évènements qu’on n’a pas prévus et qui poussent chacun des groupes de la nation à faire des choix et à concevoir des réponses différentes. En termes de management, on dirait : Comment devrions-nous nous adapter au changement sans nous détruire ? Je vais tenter de répondre à cette question d’abord en prenant quelques exemples, qui serviront de modèles de base, puis en énonçant quelques règles en matière de changement complexe.



L’histoire des États-Unis d’Amérique




L’Amérique est le pays de la liberté et des opportunités. C’est un pays ouvert à toutes les possibilités. C’est la grande diversité religieuse des premiers « pèlerins » qui a nécessité une formule où la majorité ne pouvait imposer que ce qui est raisonnable pour la vie en commun. Ces impositions excluaient de manière explicite la discrimination due à la race, à la religion, à la couleur, etc. La liberté a été alors considérée comme la seule grande valeur unifiant les différents groupes. L’État central a été aussi considéré comme le plus grand danger pour la liberté et le citoyen incité à défendre la liberté, même contre l’État.



Les premiers américains croyaient que la liberté passait avant l’efficacité économique. C’est la protection de la liberté qui a amené le choix du marché comme mécanisme de coordination économique. C’est aussi la liberté qui a fait que le développement économique du pays s’est fait par des entrepreneurs hardis et courageux et non par l’État. Aujourd’hui, les Rockefellers, les Hills, les Morgans, les Carnegies, et bien d’autres, sont considérés comme les vrais constructeurs de la puissance américaine. Il y eut bien entendu beaucoup d’excès, mais ceux-ci ont été considérés comme acceptables au nom de la liberté. Certains d’entre eux ont été corrigés à mesure que l’expérience collective se renforçait.



Ainsi, un état faible et un citoyen libre ont amené le plus formidable des développements économiques, puis progressivement la plus formidable des constructions institutionnelles. Aujourd’hui encore, le processus de décision passe par une démarche qui respecte les droits et libertés de chacun et ne méprise aucune motivation. Cette démarche décrite par Braybrooke et Lindblom (1963) est appelé Incrémentalisme Disjoint par les experts. Cela veut dire que chaque fois que des décisions de politiques (politiques économiques, sociales, éducationnelles, etc.) doivent être prises, on commence par ouvrir la table en énonçant le problème. Tout le monde est autorisé, même invité, à venir donner un avis et influencer la décision qui doit être prise. Cette ouverture fait que tout problème aux États-Unis est étudié, grâce aux contributions éclatées des acteurs intéressés, de manière exhaustive. Les études montrent que tout problème est bien mieux étudié ainsi, grâce à ce processus disjoint, par la contribution de la multitude des intérêts concernés, que par tout cerveau central, fusse-t-il aussi sophistiqué que l’a été le Gosplan soviétique. Lorsque l’étude est faite, la décision est prise. Bien entendu, comme la décision ne peut satisfaire tout le monde, certains vont gagner, d’autres vont perdre. La question importante, c’est pourquoi ceux qui perdent continuent à soutenir le système et à revenir pour la décision suivante ? Ils le font parce que toutes les décisions ne sont qu’incrémentales, c'est-à-dire petites, à la marge, jamais majeures. Ainsi, on ne perd jamais complètement et on peut revenir la fois suivante pour tenter de gagner. C’est ce phénomène qui fait que les présidents des États-Unis nous paraissent parfois si impotents. Ils le sont parfois, mais l’Amérique l’est rarement grâce à ce système.



L’Amérique est donc constamment en changement, mais par petites touches, à cause de la liberté d’agir au plan économique, au plan politique et au plan social. Ce champ fluctuant est toutefois soumis au jugement des sages que sont les juges du système juridique le plus responsable et le plus élaboré au monde. Les juges sont indépendants et doivent trancher, mais ils ne peuvent le faire qu’en justifiant publiquement leurs décisions et en tenant compte des opinions exprimés dans des cas semblables par d’autres juges. Les opinions d’un  juge étant publiques, elles sont soumises à l’évaluation de leurs pairs et un mauvais juge est rapidement évacué par le système lui-même.



Finalement, l’Amérique a affaibli le pouvoir central pour rapprocher la décision du citoyen. Le pouvoir local, des états et des municipalités, est considérable parce qu’il affecte tout ce qui compte pour le citoyen : L’économie, l’éducation, la santé, l’emploi. Le gouvernement fédéral ne peut affecter ces choses là que de manière marginale et ne peut justifier ces interventions que par une démonstration de leur valeur globale.



Grâce à cela, l’Amérique est un pays qui se construit et se reconstruit constamment. On peut avoir l’impression que parfois ce pays est faible, mais la réalité est qu’il a toujours été capable de répondre aux défis de la vie moderne mieux que les autres. Aujourd’hui encore, malgré les grandes erreurs de l’administration républicaine de G.W. Bush et les grands bouleversements que connait le monde, la recherche de solution est en cours et il n’est pas exclu que l’Amérique ressorte plus forte de cette grande épreuve.



La Chine : l’empereur et le citoyen




La Chine est le pays, plutôt la civilisation, dont l’histoire ne s’est presque pas interrompue depuis plus de quatre mille ans. Les dirigeants chinois ont considérablement appris des très grandes épreuves sociales et politiques que ce pays n’a pas arrêté de connaître au cours des siècles. Ils ont notamment appris que les hommes sont constamment en train de recommencer et qu’ils surestiment leur influence sur le cours des choses. Dans ce livre remarquable sur les débuts de la dynastie Han, « Les trois royaumes combattants », Luo Guanzhong, traduit en anglais par Moss Roberts, commence par un poème qui dit :



Ainsi, sans cesse, les flots du Grand fleuve se précipitent vers l’Est

Et des fiers et beaux héros, les mousses blanches ne laissent aucune trace,

Le bon et le mauvais, le fier et le vaincu paraissent tous irréels.



Cela rejoint la foi musulmane qui rappelle à chacun la vanité de ses prétentions. Le temps a raison de tout le monde. Seul reste le flot des eaux de la nature. C’est cette réalisation qui fait qu’en Chine, seules les institutions ont de l’importance. En particulier, La première institution, parmi les plus importantes, a été l’empereur tout puissant, fils de Dieu. En Chine, il n’a jamais été légitime de s’attaquer à l’empereur, même si parfois il a été dominé par des politiciens plus puissants. Une deuxième institution importante est la décentralisation. La puissance de l’empereur était grande, mais il n’était pas fou. Il ne voulait pas gérer les multitudes de réalités de la Chine. En conséquence, la règle était que chacun se débrouille là où il est. Cette décentralisation a été à l’origine de la grande créativité locale des Chinois et explique pourquoi c’est dans ce pays que de grandes innovations (la poudre, l’imprimerie, l’horloge, etc.) ont d’abord vu le jour.



A la fois centralisé et décentralisé, la Chine a été l’empire du milieu, pas seulement au plan géographique mais aussi au plan philosophique et managérial. Équilibrer les choses, ne jamais aller aux extrêmes, malgré les tentations, tenir compte des multiples facteurs qui s’imposent à la vie, etc., ont été les caractéristiques de la philosophie chinoise. En particulier, les enseignements de Confucius, plus proactifs, ont été balancés par les enseignements taoïstes de Lao Tsu, plus contemplatifs, plus déterministes et prônant le laisser faire. Les Chinois disent d’ailleurs « qu’il faut pratiquer la philosophie confucéenne à l’extérieur (dans son comportement) et la philosophie taoïste à l’intérieur (croyances et attitudes) ».



C’est ainsi que la Chine a été un pays de grandes vertus sociales et de grandes réalisations économiques lorsque ces philosophies ont été réconciliées et pratiquées. Il y eut cependant des périodes de déséquilibre. Par exemple, la période communiste récente a apporté des contributions importantes à la stabilisation du pays, après la domination japonaise et la guerre civile qui a suivi entre nationalistes et communistes. Mais elle a mis en cause des apprentissages importants en centralisant le pays au nom de l’idéologie maoïste. La centralisation et la déification de Mao Ze Dong a mis le pays à l’arrêt et a entraîné des catastrophes économiques et sociales difficiles à imaginer. Nous avons appris récemment des archives du gouvernement chinois que la décision du Grand bond en avant de Mao avait résulté en une famine qui a fait plus de 30 millions de victimes. De même, la révolution culturelle a été dévastatrice pour les personnes et pour la culture chinoise.



Voulant décider du Centre, les communistes sont allés à contre-courant des traditions chinoises. La population prise en charge a arrêté de travailler ou plutôt ne travaillait plus que sur instruction du centre. C’est ainsi que pour le Grand bond en avant, Mao avait dit  que la Chine devait devenir une puissance industrielle et pour mieux illustrer son propos, il avait dit : « fabriquons de l’acier ! ». Arrivant au niveau local, ce mot d’ordre était troublant. Les paysans s’adressant au responsable local du parti demandaient : «  faut-il travailler la terre ou fabriquer de l’acier? ». La réponse hésitante a généralement été : « Mao a dit : il faut fabriquer de l’acier ! ». Ils se sont ainsi arrêtés de travailler la terre pour fabriquer de l’acier. La famine qui a suivi pour les trois années suivantes a été un vrai désastre humain, à l’échelle de la Chine.



Tout le pays s’est ainsi arrêté en attente des instructions du Centre qu’un Mao vieillissant avait de plus en plus de mal à articuler. Les opportunistes aidant, le pays s’est retrouvé dans le chaos le plus total après la révolution culturelle, destinée à redresser les esprits récalcitrants.



Dieu merci, Mao était mortel aussi. A sa mort, Deng Xiao Ping, mis en selle et encouragé auparavant par Zhou En Lai, a simplement remis les choses dans le bon ordre. L’économie est simple. Il suffit de laisser faire les gens et les encourager à s’enrichir. Ce faisant, ils allaient développer le pays. C’est tout ce qui a été fait ! Progressivement, les gens se sont désintéressés du Centre et se sont mis à travailler d’arrache-pied pour s’enrichir. Le Centre, s’appuyant sur le système universitaire et sur l’intelligentsia, s’est mis à s’assurer que les informations sur le fonctionnement des institutions économiques  étaient rendu disponibles, que les règles du  jeu économique restaient claires, cohérentes et permettaient de garder la croissance ordonnée. En particulier, il est rapidement apparu que le mécanisme le plus puissant pour assurer la coordination des décisions économiques restait le marché. Le parti communiste a même inventé  le « marché socialiste », un sosie du marché capitaliste, mais avec l’assurance que le grand timonier, qu’est l’État, est là en cas de dérapage ou pour ajuster les réglementations d’usage.



La prise de décision en Chine ressemble beaucoup à celle des États-Unis. Le caractère incrémental, expérimental et exploratoire, des décisions est le même. Pour l’aspect disjoint des études, le gouvernement chinois fait constamment appel à des étrangers et à toute la diaspora pour informer ses décisions ou pour les critiquer. Récemment sur le site du gouvernement, il était indiqué dix grands défis du fonctionnement socio-économique chinois pour lesquels le gouvernement cherchait des suggestions. Ces défis étaient exprimés de manière directe et franche, sans langue de bois. La plupart étaient considérés comme des faiblesses de la politique chinoise par les observateurs étrangers. A titre d’exemple, l’immigration interne était mentionnée. Comme on le sait, il y a en Chine environ 200 millions de chinois qui migrent temporairement des campagnes vers la ville. Environ la moitié de ces personnes le fait de manière illégale, sans obtenir les autorisations requises[1]. Le gouvernement demandait alors : Comment protéger ces immigrants? Comment éviter que les personnes illégales ne soient exploitées de manière sauvage par des entrepreneurs sans principes ? Comment protéger ces immigrants ? Que faire lorsqu’une personne illégale est arrêtée ? Faut-il légaliser son statut, de manière définitive ou temporaire, ou la punir ?



Plus important, en 2011, le gouvernement central prenait de moins en moins de décision spécifique. Il ne s’occupait plus que des encadrements et politiques. Les principales décisions économiques, sociales et éducationnelles étaient prises par les gouvernements provinciaux et municipaux. Ces gouvernements recevaient leur part des impôts selon une formule établie tous les trois ans et régulièrement révisée. Les dirigeants de ces gouvernements locaux étaient évalués au grand jour par des métriques semblables à celles des pays occidentaux : taux de chômage, croissance de l’économie, innovation, etc.



Ainsi, sans avoir le niveau de liberté politique des États-Unis, la Chine a réussi à dynamiser son économie en permettant une liberté économique plus grande, contrôlée par un régime préoccupé par des équilibres sociopolitiques imposés par son histoire. Les Chinois ont trouvé une formule de liberté compatible avec leurs traditions. Malgré les difficultés que le changement génère, ils sont actuellement en train de réformer en silence le modèle politique pour que la participation citoyenne soit plus grande et facilite les ouvertures politiques qui s’imposeront dans le futur.



L’Allemagne : liberté et communauté




L’Allemagne est un autre modèle à succès. L’économie allemande a une performance époustouflante à l’exportation. Les entreprises allemandes sont parmi les plus compétitives dans le monde. Elles font preuve d’une créativité et d’une capacité d’innovation surprenantes. En même temps, l’Allemagne est un pays où les protections sociales sont fortes et où les syndicats jouent un rôle dynamique et puissant dans l’orientation du fonctionnement économique. C’est aussi le pays où patronat, syndicat et gouvernement fonctionnent avec une harmonie rare au service du développement économique national.



L’Allemagne est née d’une association entre 25 états souverains : quatre royaumes, six grands duchés, cinq duchés, sept principautés et 3 villes libres. Ces composantes ont gardé leur autonomie jusqu’à aujourd’hui, mais les liens se sont progressivement consolidés. Une étape majeure a été le Zollverein, une sorte de communauté douanière, semblable à ce qu’est la communauté européenne. Ces liens douaniers ont permis d’imposer une discipline commune à des territoires qui étaient jaloux de leur indépendance et d’équilibrer le désir de liberté avec la nécessité de la coordination économique. Ces territoires sont devenus les 16 länders de la fédération allemande, aujourd’hui une démocratie parlementaire.



Ce sont les länders qui constituent la clé du développement économique de l’Allemagne. Mais à la différence des États-Unis, l’État fédéral est plus puissant et impose des politiques globales dans le cadre de la démocratie parlementaire allemande. A la différence de la Chine, l’Allemagne est un régime parlementaire et le gouvernement est soumis à la logique du débat contradictoire entre des forces politiques différenciées.



Le marché a été aussi le régime de coordination économique principal depuis la période de création de l’État allemand. Cependant, le pouvoir de l’État central a été considérable au départ, puis s’est progressivement délité, notamment depuis la fin de la deuxième grande guerre, sous l’influence américaine. Le système d’échange entre les états étant établis, les länders ont pu jouer un rôle de plus en plus important dans l’animation économique du pays. La concurrence entre länders a aussi contribué à dynamiser l’économie. Cela a donné des spécialisations économiques basées sur l’histoire et les expériences particulières des états membres.



La clé du processus de décision est encore une fois cette démarche incrémentale et disjointe qui permet de mieux étudier les problèmes spécifiques pour leur trouver des solutions adéquates, toujours temporaires et expérimentales, en attendant confirmation et apprentissage par la pratique. La clé de cette démarche est, comme dans les exemples précédents, la décentralisation, donc l’existence de pouvoirs séparés qui doivent trouver des formules d’accommodement pour le bien de tous.



Les autres modèles à succès : des variantes




La plupart des autres modèles qui marchent bien sont des combinaisons de ces modèles de base. Beaucoup de pays européens ressemblent à l’Allemagne. Lorsqu’ils sont plus centralisés, comme la France, ils ont plus de difficultés à rester compétitifs, mais sont capables de réaliser de grands projets qui ont du mal  à survivre aux rigueurs du débat décentralisé. La France, elle-même, le modèle centralisé de base, est en train de gérer le changement vers une décentralisation plus grande, mais les pratiques de huit siècles de centralisation ne sont pas aisées à défaire. Le Japon ressemble à ce modèle européen, tout en étant plus proche de la France que de l’Allemagne. C’est aussi le cas de la plupart des pays de l’Europe de l’Est et de la Turquie. Les pays de l’Europe du Sud, notamment l’Italie et l’Espagne, sont issus d’une tradition plus décentralisée et leurs institutions modernes facilitent cette évolution vers un équilibre plus grand entre le local et le  central. Le Royaume-Uni (RU) et le Canada sont plus proche du modèle américain, décentralisés mais avec un système parlementaire plutôt que présidentiel. La tradition démocratique du RU est plus vieille et ses équilibres mieux établis que ceux du Canada. On a souvent l’impression que le Canada est de ce fait moins centralisé, peut être du fait de la turbulence de la jeunesse et de la proximité avec les États-Unis, tandis que le RU est un peu plus centralisé, peut être du fait de l’expérience et de la proximité de l’Europe continentale.



Les pays du Nord de l’Europe sont des petits pays qui mettent beaucoup l’accent sur la participation citoyenne et la démocratie, comme base de la prise de décision. Ils sont gérés comme des entreprises complexes, multi-divisionnaires, avec un centre de débat parlementaire pour trancher entre les intérêts forcément différents des groupes de citoyens.



Les pays de l’Asie qui réussissent, comme la Corée du Sud, Taïwan, la Malaisie ont tous un système décentralisé, avec un centre suffisamment fort pour résoudre les conflits. En Malaisie, une communauté de royaumes, les états composant la fédération ont des rois à leur tête et sont gérés par des administrations locales. Le centre reste cependant fort bien que soumis à la discipline d’un régime parlementaire britannique. Tous ces pays ont des systèmes économiques libéraux basés sur la coordination par le marché, même lorsque comme pour la Corée du Sud ou Taïwan ils ont un centre de planification gouvernementale très élaboré.



En Amérique Latine, le Chili et le Mexique sortent du lot pour leur performance. Les États-Unis d’Amérique sont leur modèle de base. Tous deux sont des pays décentralisés avec des gouvernements locaux forts, où l’économie de marché domine, où la liberté d’entreprendre est très grande et où le gouvernement central ne joue plus qu’un rôle de régulateur éclairé qui consulte constamment les états décentralisés, les entreprises et les partenaires sociaux avant de faire les ajustements. Les pressions culturelles au désordre y sont cependant perçus comme fortes et l’État maintien une capacité d’action répressive importante.



Finalement, en Afrique il n’y a pas de modèle clair. La plupart des pays ont hérité d’un système dérivé de celui de la France ou du Royaume-Uni et en sont devenus des caricatures, sauf peut être pour l’Afrique du Sud qui a un régime parlementaire démocratique et une économie libre.



L’Algérie : un tâtonnement maladroit vers la liberté




Un pays institutionnellement neuf et démuni




L’Algérie est un pays particulier. C’est un pays institutionnellement neuf, dont l’expérience et les traditions collectives sont embryonnaires. Les institutions locales et tribales sont plus fortes que les pratiques étatiques. C’est un pays qui est né dans la souffrance et l’épreuve. C’est un pays qui est né sans élite politique établie et sans élite économique. Ses seules élites étaient militaires et là encore avec des traditions militaires empruntées et plutôt émergentes. A l’indépendance, même les pratiques agricoles étaient simples et rudimentaires. Le savoir faire et la technologie du travail de la terre ont disparu avec les colons. L’Algérie était démunie au plan institutionnel et elle l’était aussi au plan économique le plus fondamental. Un tel constat imposait une démarche humble de construction des institutions. Au lieu de cela, l’arrogance et l’ignorance, notamment au plan organisationnel, ont amené l’inévitable : la division, la confrontation et leurs corollaires : la dictature et la fermeture institutionnelle. 



Cinquante ans après l’indépendance : encore au point de départ




Cinquante ans après, nous sommes encore au point de départ. Au plan économique, la PIB par habitant était, en dollars constant de 2000, autour de 1100 dollars par habitant en 1963 et elle se situait autour de 2200 dollars en 2010. A titre d’exemple, pour la même période, le brésil a fait deux fois mieux, passant de 1200 à 4400 dollars, le Chili trois fois mieux passant de 1400 à 6300 dollars, La Malaisie, quatre fois mieux de 700 à 6000 dollars; La Corée du Sud, 9 fois mieux passant de 1100 dollars à 18000 dollars, la Chine 20 fois mieux passant de 70 à 2500 dollars. De manière relative aucun de ces pays n’avait autant de ressources naturelles que l’Algérie. Depuis 1978, la production intérieure brute est restée relativement stable. En parité du pouvoir d’achat, ces chiffres sont meilleurs mais ont peu évolué entre 1978 et 2010, restant entre 6200 et 7300 dollars. Sans les ressources pétrolières de l’Algérie, le Maroc a fait aussi bien et la Tunisie a fait bien mieux. Cela indique que la situation de l’économie n’a pas été une préoccupation réelle des dirigeants algériens. Les postures et les discours politiques ont drivé les actions économiques ou plutôt les ont paralysées.



Les problèmes d’un pays neuf sont d’abord économiques pas politiques




L’Algérie n’a pas réussi à prospérer parce qu’elle a voulu résoudre les problèmes politiques avant les problèmes économiques. Même les discours disaient régulièrement que le problème était politique et lorsqu’on le résoudrait, l’économie suivrait. Ce fut une erreur. Résoudre les problèmes politiques à priori ne veut rien dire. Un pays, c’est un assemblage d’intérêts économiques différents autour d’un consensus sur la façon de réconcilier ces intérêts. On ne peut vraiment toucher au statu quo lorsque la situation économique est mauvaise. On ne peut le faire que par la violence. Ce fut le cas au Moyen âge, lorsque les nobles extrayaient des surplus de la paysannerie pauvre. L’économiste institutionnel Douglas C. North a démontré que cette période d’extraction de rente par la violence ne pouvait générer de développement économique d’ensemble. Pour faire le développement économique, il faut trouver une formule où tous les groupes gagnent ou peuvent gagner. Cette formule tourne autour des solutions qu’ont trouvé les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud, l’Allemagne, et aujourd’hui le Chili et bien d’autres. Cette formule inclue trois éléments :



1.       Il faut libérer les énergies des populations en ouvrant le champ économique. La liberté d’entreprendre ne doit rencontrer aucune entrave. Par exemple, il ne faut aucune barrière à la création d’entreprise. Si au Canada, une déclaration qui prend 5 à 30 minutes est suffisante pour créer une entreprise, il faut qu’en Algérie cela ne prenne pas plus. La liberté d’entreprendre et de réussir ne doit être entravée par aucun organisme de l’État. Au contraire, tous les organismes de l’État doivent être jugés par leur contribution au succès des entreprises. Pour ordonner et permettre la libération des énergies, il faut institutionnaliser le marché comme mécanisme principal d’interaction et de coordination des activités économiques. Une atteinte au marché doit être considérée comme une remise en cause fondamentale, semblable à une atteinte aux lois constitutionnelles. Le marché doit être une institution protégée par la constitution, même si les règles qui permettent son fonctionnement doivent être ajustées constamment.

2.       Il faut que toutes les énergies de l’État soient mobilisés à générer des informations utiles aux acteurs économiques et à palier aux effets de la liberté économique. Ainsi, la liberté des entreprises signifie qu’elles puissent recruter et licencier librement, qu’elles puissent transiger librement entre elles et avec les consommateurs. Cette liberté doit être modérée pour ne pas devenir sauvage. C’est le rôle de la régulation du marché de faire cela. Cette régulation touche bien entendu toutes les composantes du marché, notamment le marché boursier, la concurrence, la détermination des prix, les emplois, les relations industrielles, etc. cette régulation doit se faire en concertation avec tous les acteurs concernés, notamment les employés, les consommateurs ou clients et les entreprises. Les stratégies des acteurs concernés doivent veiller à la compétitivité des entreprises. Il faut que les mécanismes d’aide à l’économie soient orientés vers le bon fonctionnement des entreprises du pays et le renforcement de leurs capacités concurrentielles. Aucune aide n’est nécessaire lorsque le marché fonctionne convenablement. Les entreprises qui échouent contribuent à la santé du corps économique de la nation. Mais le marché national est en interaction avec d’autres marchés, avec les marchés mondiaux. Dans ce cas, le fonctionnement des régulations étrangères peut être préjudiciable aux entreprises nationales. Il faut dans ce cas veiller à protéger les entreprises nationales des abus et des erreurs des acteurs internationaux. Lorsque les règles sont normales et les entreprises nationales ont été préparées à leur application, alors aucune aide n’est nécessaire, mais l’expérience montre que les entreprises de chaque pays poursuivant leurs intérêts et ceux des citoyens du pays d’origine peuvent entreprendre des actions à la limite des règles admises. La vigilance de l’État et des partenaires économiques et sociaux permet d’éviter le pire, notamment la destruction des entreprises nationales. Pour éviter les effets dommageables de la liberté sur les individus les plus fragiles, l’État  a aussi comme mission de fournir un filet aux personnes et aux communautés locales les plus fragiles.

3.       Finalement, il faut remettre en selle les willayas et les municipalités. Leurs missions principales doit être économique. Créer de l’emploi, générer de la richesse, doivent devenir leurs  préoccupations quotidiennes. Elles doivent recevoir rapidement les ressources nécessaires au suivi et à l’encouragement des activités économiques. Elles doivent aussi être jugées sur leurs performances. La compétition entre willayas et entre municipalités devrait, avec le temps, apporter les améliorations dans le savoir faire managérial et ultimement dans le bien être des citoyens.



La réalisation de chacun de ces objectifs nécessite des ressources, des compétences particulières. Les différents services de l’État ont comme mission de construire ou reconstruire le système requis en collaboration avec les entreprises et avec les organisations territoriales décentralisées.



Les décisions les plus importantes sont donc simples. Il faut enlever l’État actuel du chemin de la création de richesse. Il faut reconstruire l’État central qui aide la construction de richesse. Dans le changement qui est requis, la première étape est de clairement indiquer que l’objectif est économique et l’imposer à tous les acteurs. Il faut ensuite inciter tous les organismes de l’État à se repenser pour aider l’entreprise. Entretemps, il faut laisser faire et protéger les plus démunis. L’action sociale pour donner la main à ceux que l’action économique des entreprises fragilise est une condition nécessaire pour l’équilibre de la société. Il ne faut cependant pas exagérer les effets possibles de la liberté économique. Elle ne pourra qu’être bénéfique et donnera son vrai sens à la liberté politique.



Avec la liberté de l’économie, il ne se passera rien de catastrophique. Au pire, certaines entreprises vont tricher, ce qui veut dire qu’elles créeront de l’emploi, de la richesse à laquelle l’État ne participera que partiellement. Comme la création de richesse sera plus grande, cette situation n’est pas dommageable. Progressivement, la collecte d’information sera plus précise, l’intervention de l’État sera plus légitime et elle sera encouragée par les acteurs eux-mêmes. Progressivement les règles seront mieux conçues, avec l’aide de tous, et les choses s’amélioreront. Ainsi, se mettra en place le processus d’amélioration constante des réalisations de la société. Les réalisations économiques seront alors le meilleur levier pour les améliorations sociales et politiques. Les exemples de l’Asie du Sud Est parlent fort.



En guise de conclusion…




Les grands débats en Algérie ont souvent abouti à de grandes chartes qui, bien que nécessaires pour guider l’action, ont vite été remisées et oubliées parce que déconnectées de la vie réelle. L’action a été souvent paralysée par des méfiances entre les acteurs, dont les origines peuvent être retracées au congrès de la Soummam. Méfiants les uns des autres, un prolongement de la méfiance qu’ils avaient de la puissance coloniale, les acteurs ont alors agi de manière autoritaire pour éliminer ou contrer les adversaires. La politique a ainsi pris le dessus sur l’action, notamment sur l’action économique. Il en est résulté un syndrome algérien particulier qui s’énonçait comme étant : « il faut régler les problèmes politiques d’abord ». Concrètement, ce syndrome rend la violence inévitable et institutionnalise la paralysie.



Boumédiène a été la seule période où un groupe politique a été suffisamment puissant pour s’imposer aux autres. Mais il n’a duré qu’une décennie et en fait s’est écroulé à la mort de Medeghri à la fin 1974. Tous les autres étaient des régimes paralytiques, incapables de dominer politiquement. Cinquante ans ont été ainsi consommé à vérifier une théorie fausse : « Il faut régler les problèmes politiques d’abord ».  C’est comme marcher sur la tête !



En fait, on ne peut jamais régler les problèmes politiques de manière définitive. On ne peut que créer le système qui permet aux différentes forces politiques d’interagir et de modifier les répartitions économiques en fonction des intérêts en présence. Le plus important est de réduire l’intensité du jeu politique en facilitant le développement de l’économie. Le seul développement économique qui est compatible avec un jeu politique fractionné ou fracturé est celui qui est ouvert, basé sur des règles claires et applicables à tous. Les sociétés humaines n’ont pas trouvé mieux que le marché pour ça. Le marché a de plus le mérite de faciliter la coordination en situation de complexité.



Donc, le changement le plus important pour l’Algérie est celui qui doit amener la libération de l’économie. L’accroissement de la richesse simplifiera le jeu politique et le civilisera. Pour notre survie, il faut donc d’abord libérer l’économie. Il faut nous mobiliser tous pour ce grand objectif. Le premier grand adversaire est notre façon de penser. Cinquante ans d’erreur, ça suffit ! Il faut nous convaincre qu’il n’y a pas d’autre choix. Le deuxième grand adversaire est l’appareil de l’État. Il faut l’empêcher de nuire au développement de notre économie et progressivement le transformer en un appareil qui aide à la création de richesse. La force de la société civile est le meilleur garant dans cette lutte. Son renforcement prendra du temps. Le troisième grand adversaire est l’ignorance. L’économie, même libérée, est une science qui doit être partagée. Les lycées, les universités et le CNES pourraient jouer un rôle considérable en la matière. Le quatrième grand adversaire, c’est la concurrence. Le monde n’attend pas que les élites algériennes comprennent. Les concurrents feront tout pour maintenir l’Algérie dans sa situation actuelle. Finalement, le dernier adversaire c’est la politique elle-même. C’est là que les discours actuels sont vrais. Les groupes qui gagnent actuellement sont myopes. Ils croient que la poule aux œufs d’or continuera à pondre. Ils vont donc tout faire pour empêcher la libération de l’économie.



Libérer l’économie est simple à dire. Mais une fois qu’on aura décidé cela les épreuves commenceront. Mais là, nous aurons au moins le mérite de travailler sur la bonne sculpture.






[1] En Chine, on ne peut sans autorisation se déplacer et séjourner de manière durable dans une circonscription autre que la sienne.