Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux
Etienne de la Boétie
Le 7 Novembre – chiffre qui au Maghreb est magique et symbole de protection a cédé la place au 14 Janvier date qui a mis sur le devant de la scène un peuple soucieux de liberté autant que de pain : un peuple qui apporte un démenti cinglant a ceux en Occident qui se sont convaincus que les Arabes ont une nature réfractaire a l’histoire.
La servitude volontaire d’hier s’est mue en une rage de vie et de liberté – ce que le Royaume Uni a vécu avec la Glorieuse Révolution de 1688 et l’Habeas Corpus, ce que la France a vécu en 1789 et bien d’autres pays plus récemment, la Tunisie l’a vécue en ce début de Safar de 1432 de l ’Hégire.
L’histoire nous rappelle que ce n’est pas la première fois que la Tunisie a servi de phare en Méditerranée. En 1861, le Général Khair-Eddine Pacha, principal ministre du Bey promulgua la première constitution écrite du monde arabe ; le Collège Sadiki dont l’ambition était de donner à l’élite tunisienne une éducation qui lui permette de faire face aux défis d’un un monde où triomphait la Révolution Industrielle fut fondée en 1875, six ans avant la conquête française. A un diplomate Européen qui lui expliquait que l’Islam était la cause première du retard de l ’Empire Ottoman et de la Tunisie par rapport aux pays Européens, Khair-Eddine rétorqua que si tel était le cas, il ne s’expliquait pas pourquoi les Etats Pontificaux étaient encore plus pauvres que la Tunisie.
Un siècle plus tard, Habib Bourguiba fit voter le Statut du Code Personnel qui accorda aux femmes des droits qu’elles mirent 20 a 30 ans à obtenir en France, en Italie et en Espagne. Là encore un pays musulman accordait des droits si symboliques de la modernité des décennies avant certains pays d’Europe du Sud si catholiques. La
révolution du jasmin marque une étape importante dans l’histoire la Tunisie moderne mais, à la différence des deux précédentes l’acteur principal en fut, non pas un zaïm mais le peuple. La page d’histoire que les femmes et les hommes de ce pays sont en train d’écrire apporte déjà un démenti à ceux aux Etats-Unis et en Europe qui ont fait d’un inévitable conflit de civilisations leur fonds de commerce politique et intellectuel. « Et si dans les années à venir, ce grand moment de rupture accouche d’un système politique démocratique, adossé à une société moderne et ouverte, les notions d’exceptionnalisme arabe et d’universalisme ne risquent-elles pas d’être revisitées de manière radicale ? Peut on continuer à considérer le ‘vouloir être moderne’ comme un destin spécifique de l ’Occident ? Peut on soutenir que seul l’Occident aurait choisi de loger son devenir politique dans la cité et sous le nom de la raison et que l’Orient persisterait à vivre dans l’ordre immobile des familles, des clans et des tribus, à l’ombre de la religion ? » *
Le 14 Janvier encouragera peut être l’Union Européenne à repenser sa politique Méditerranéenne telle qu’elle est inscrite dans le Processus de Barcelone et son avatar, l’Union pour la Méditerranée. Est-ce trop demander à l’EU qu’elle respecte les clauses sur les droits de l ’homme et sur la bonne gouvernance économique qu’elle-même a inscrit dans les accords de coopération qu’elle a signé avec ses partenaire de la rive sud et qu’elle bafoue régulièrement sous prétexte sotto voce que « ceux ne sont que des Arabes » et que « Ben Ali vaut mieux que les Talibans. » ? La complaisance et l’hypocrisie ont atteint tant à Bruxelles qu’à Washington et dans certaines capitales Européennes, un niveau d’hypocrisie, de veulerie qui me semble à la fois insupportable sur le plan moral et dangereux sur le plan du soft power que prétend exercer l’UE. Les rapports du Fonds Monétaire International, le culte du « bon élève tunisien » induisent beaucoup en erreur, y compris parmi les investisseurs étrangers. La Tunisie a certes accompli des progrès économiques et sociaux depuis 1956 et même au tournant du XXIe siècle : mais traiter un clan mafieux de « premier de la classe » est un comportement qui laisse rêveur. Le Général de Gaulle doit se retourner dans sa tombe en entendant les propos tenus par certains hommes politiques français.
La première tâche des nouveaux dirigeants Tunisiens sera de rétablir la confiance du citoyen en l’état – parce que les Tunisiens sont en train de passer de l ’état de sujets a celui de citoyens ; d’assainir une partie de la fonction publique qui était devenue prédatrice plutôt que prestataire de services ; de nettoyer les écuries d’Augias là où elles se trouvent dans les compagnies publiques et les services de sécurité ; de récupérer les biens volés – terrains, compagnies, concessions de marques étrangères etc. Cela ne sera guère facile mais un pays homogène, petit et où le niveau d’éducation moyen reste bien supérieur à la moyenne régionale a de bonnes cartes en main. Les femmes joueront un rôle important elles qui cherchent souvent à concilier, à cicatriser les blessures ; elles rentreront dans les champs politique d’où elles étaient exclues avant. Cela ne m’étonnerait pas de voir les Tunisiens porter un jour prochain une femme à la tète de l ’état : après tout c’est Alyssa qui a fondé Carthage. L’absence de forces d’opposition bien structurées, de leaders charismatiques ayant un programme politique clair rendent inévitable le recours pour l’heure à certains qui ont occupés des postes importants et qui sont loin d’être tous vénaux. Cette absence commande et des voisins inquiets et aux
aguets oblige a une grande prudence. Il faut faires confiance à ce peuple qui sait a la fois raison garder et marcher la tête haute.
La fin de la prédation économique devrait permettre de poursuivre le développement économique et d’en faire partager les bénéfices à de plus larges couches de la population ; les agents économiques et les investisseurs ont horreur de l ’incertitude – il faut donc éviter que l’actuel trou d’air ne se transforme en panne plus prolongée. De nombreux cadres tant dans le secteur public que privé, de nombreux chefs d’entreprises ont gardés les mains propres – il faut éviter une chasse aux sorcières mais il faut absolument traduire en justice ceux qui ont volé et abusé de leurs pouvoirs. Certains textes de lois seront difficiles à appliquer en l’état mais en faisant prévaloir le respect du droit vous offrirez un exemple à tous ceux qui en Tunisie et au-delà seraient heureux de vous voir trébucher. Vous conforterez l’image d’un pays où les citoyens pourront avoir confiance dans leur état et les investisseurs étrangers auront à cœur d’investir même si aujourd’hui certains doivent regretter leurs compromissions avec les anciens clans. Nettoyer les écuries d’Augias de ce côté-là est un devoir mais trainer les noms de grandes compagnies internationales dans la boue serait vain, tant ils ont été encouragés à investir par leur gouvernements respectifs et sont importants pour le futur bien être de ce pays. Enfin vous avez une carte dont vous ne devez pas sous estimer l’importance: une diaspora nombreuse qui a souvent brillamment réussie en Europe, en Amérique et au Moyen Orient. Pensez à ce que la Chine a fait de sa diaspora quand elle a lancé les réformes qui l’ont propulsée là où elle est aujourd’hui, en 1979. Cette fenêtre ouverte sur le monde qu’est la diaspora vous offre un formidable levier.
A l’aube du troisième millénaire, les peuples et dirigeants du Maghreb ne pèsent guère face aux multinationales et au grandes capitales où se décident le futur, bien qu’ils vivent aux frontières du plus grand marché mondial, L’UE. En Tunisie comme chez ses voisins, les hommes politiques qui ont construit l’indépendance ont trop souvent cédé la place à des karakuz, ces marionnettes ottomanes que le colonisateur s’empressa d’interdire après la conquête de l ’Algérie. Hormis quelques journaux, trop de medias peinent à atteindre le niveau du karakuz. L’absence de dirigeants ayant une vision stratégique explique pourquoi l’avenir de cette région, de ce pays, reste flou sinon illisible. Les élites politiques ont fait de la prudence et du manque d’imagination leurs règles de conduite et de la fuite des capitaux leur médium : $150 milliards d’origine privée maghrébine dont on estime qu’un quart sont tunisiens ont quittés la région depuis 1990. Quelle vision stratégique du futur de la Tunisie ou du Maghreb pouvait avoir un despote dont le seul souci était de voler ? Le désarroi, le désenchantement et la fragilité des jeunes, leur confrontation au chômage et surtout le sentiment qu’ils ont d’être exclus d’une mondialisation qui se fait sans eux les ont souvent rendus sensibles aux sirènes extrémistes ou aux tentations de la drogue.
La liberté que le peuple tunisien a conquît le 14 janvier vous permet de rêver : pour bâtir l’avenir de la Tunisie il faut avoir un rêve, pour ce pays et pour le Maghreb. Toute la difficulté est de rêver tout en ayant les pieds solidement sur terre : vos réformes gêneront certains. Après la Renaissance qui fut la première révolution culturelle et politique de l ’histoire moderne et la Révolution Industrielle trois siècles plus tard la seconde, nous faisons face aujourd’hui à la Chine et à l’Inde qui retrouvent une place dans le commerce, l’industrie, la recherche et la culture mondiales qu’elles avaient
perdues voici deux siècles. Face a cette troisième révolution mondiale, nombreux sont les pays, les élites, qui se voilent la face, notamment en Europe. Une attitude frileuse et défensive prévaut chez de nombreux acteurs de la vie publique tant au sud qu’au nord de la Méditerranée d’où l’invention de peurs et d’ennemis imaginaires – mais la peur n’est pas bonne conseillère même si elle permet de gagner des élections. L’histoire des années 1930 nous rappelle que stigmatiser des minorités, s’inventer des ennemis – hier juifs, aujourd’hui musulmans, mènent à la catastrophe. Vous avez en Tunisie, malgré les déboires de ces dernières années de nombreux managers, chercheurs, cadres et dirigeants d’entreprises qui ont les moyens intellectuels et l’expérience du monde moderne ; votre diaspora connait ce monde à comme vous a de l ’ambition pour la Tunisie.
Cette terre est historiquement celle du commerce, de l ’échange, de l ’ouverture à l’autre – depuis la fondation de Carthage il y a vingt sept siècles. Or l’échange est bâtit sur le respect de l ’autre et de ses coutumes, sur la tolérance. Ce que vous avez construit vous l’avez construit à la sueur de votre front et non à cause d’une ressource naturelle immense – il y a donc dans ce pays ce qu’il y a dans peu de pays de la rive sud de la Méditerranée, une vrai classe moyenne : c’est cette classe moyenne autant que les plus pauvres, ceux sont les femmes aussi qui ont finalement brisé la chape de plomb, le mur de la peur qui empêchaient la liberté des Tunisiens de s’exprimer mais aussi de gagner sa vie les raisons qui ont mené Mohammed Bouazizi a se sacrifier le 17 décembre dernier. C’est en rendant hommage du fonds de mon cœur à ce jeune homme que je conclurais ces quelques mots, les premiers exprimé dans une Tunisie libre, démocratique et qui dispose de bonnes cartes.
* Le 14 Janvier Tunisien ou le malicieux sourire de l ’histoire, Mohamed-Sghir Janjar, Directeur de la revue Prologues , Maroc.