By Kamel Daoud in Impact24info
Retour du Liban. Dans ce pays, une loi étonnante de la vie : la précarité crée la vie, justement. Colonisé trente ans par les Moukhabrates syriennes, piégé par l’Iran et le Hezbollah, séquestré par Israël, paralysé par la peur et les snipers, ce pays est vivant. Scandaleusement. Avec cet élan et ce désir vif que la mort ou la finitude donnent à certains : l’envie de faire du moment présent une poignée de blé. Cela vous frappe quand vous êtes un petit-fils de la décolonisation.
Donc on peut parler de la guerre sans qu’elle parle à votre place ? Donc on peut vivre sans se sentir coupable à cause des morts et des sacrifiés ? Donc on peut rire et embrasser sans que cela soit un manque de respect envers les cimetières ? Donc on peut travailler sans ressortir toujours la mémoire de la colonisation comme explication mondiale de l’univers et excuse de la paresse organisée? Donc on peut élever des enfants sans tout mettre sur le trauma colonial ? Donc on peut même fréquenter le monde sans revenir comme un obsédé sur le couple France-Algérie, comme si ce couple était le cosmos entier ? Oui, cela est possible est c’est sain. Le Liban est une possibilité. Sa précarité donne envie de vivre et ses différences sont un lieu qui fait rêver. Un voyage au Liban éclaire toujours le voyageur. Qu’il vienne d’Occident ou d’ailleurs. Et encore plus un algérien. Car on y découvre cette nuance essentielle à la vie heureuse : on peut défendre l’histoire douloureuse de son pays, parler des hommes de courage qui ont rêvé notre libération mais sans tomber ni dans le morbide national, ni dans la vanité, ni dans les détestables travers des vétérans.
Cela devient lourd à subir cette culture algérienne qui enferme le monde dans la question postcoloniale, vous harcèle avec la «question française», réduit les nuances du monde au binaire de l’histoire et vous insulte dès que vous tentez de plaider des visions alternatives à cette camisole de la sépulture permanente. Oui, les libérateurs sont immenses, mais il faut aussi se répéter que la vie est unique et que le pays n’est pas uniquement le nota bene d’une épopée. La question est : comment sortir de l’histoire vers le présent sans que vous soyez accusé de traitrise, de harkisme ? Comment restaurer la sensation du sable sous la plante du pied, face au morbide religieux ou au morbide de l’histoire est ses cultes ? Pouvons-nous, nous Algériens, inventer un jour une vie heureuse et ouverte ? Pouvons-nous guérir ?
Le Liban est une culture pas seulement un pays. Cela se dévore ou s’emporte. C’est aussi un fantasme mais le fantasme n’est pas un crime, ni une utopie déclassée. Comme l’expérience du Vietnam, il a frappé le chroniqueur par cette possibilité de «sortir de l’histoire» pour surgir dans le présent. Sans déni, mais sans deuil maladif.
Faire de la mémoire un souvenir.
Des décennies après la libération, une étrange malédiction : des générations de jeunes algériens ont été formés à vivre la contradiction terrible de voir l’Autre à travers la France, la France à travers l’histoire, l’histoire à travers les simplifications et l’Algérie à travers la guerre et, donc, le Présent à travers les tombes. Mimant dans le vide, saccageant. Terribles par la haine et la souffrance. Réduits à trouver leur identité dans le rejet de l’Autre.
La colonisation nous a fait tant souffrir. Mais le refus de vivre et de laisser vivre va nous tuer.
Le Liban est un choix.
Kamel Daoud