Arvind Subramanian, un économiste indien(*), se pose la question pertinente de savoir ce qu’aurait décidé le professeur John Maynard Keynes aux lieu et place de la chancelière allemande, Angela Merkel, et du secrétaire américain au Trésor, Timothy Geithner, quant à la succession de Dominique Strauss- Kahn à la tête du Fonds monétaire international (FMI).
Qui aurait-il choisi ? Lui qui, à la première réunion annuelle du FMI à Savannah, en Géorgie, en 1946, a fait un discours mémorable énonçant «les trois désirables et indésirables» pour les jumeaux de Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale (il les surnommait «Master Fund» et «Miss Bank»).
Dans son discours, Keynes avait fait un rapprochement avec le conte de fées «Sleeping Beauty» (la Belle au bois dormant). La princesse et ses deux enfants (la petite Aurore et le petit Jour) reçurent de la bonne fée trois cadeaux :
- d'abord, un manteau multicolore «comme un rappel perpétuel qu'ils appartiennent à l'ensemble monde»,
- d'autre part, une boîte de vitamines pour favoriser «l'énergie et l'esprit intrépide, de ne rien laisser au lendemain, d'accepter les questions difficiles et d’être déterminé à les résoudre»,
- et, enfin, «un esprit de sagesse... de telle sorte que leur approche de tous les problèmes soit absolument...» objective.
Le professeur Keynes craignait une politisation de la Caisse (et de la Banque), car si cela devait arriver, les deux institutions seraient vouées à un destin peu enviable : «Un sommeil éternel, de ne jamais se réveiller ou d'être entendues de nouveau devant les tribunaux et les marchés de l'humanité. » Son aversion pour la politisation se retrouve également dans son appel à les domicilier à New York, siège des Nations unies, plutôt qu’à Washington, DC, capitale politique des Etats-unis.
Si le professeur Keynes devait donc juger les 65 dernières années de monopole partagé (américain sur la Banque mondiale et européen sur le FMI), il aurait vu le signe d’un monochrome plutôt qu'un manteau multicolore.
Sur le fond, «il aurait jugé inapplicable le programme grec du FMI, en raison de sa combinaison mortelle de trop d'austérité, trop d’endettement et des perspectives de croissance limitées». Un tel programme n’a, par ailleurs, pu voir le jour qu’à la conditionnalité, pire «le calcul politique» franco-allemand de ne pas avoir à couvrir les actifs douteux grecs par les banques de ces deux pays.
En outre, il aurait été intraitable sur l'asymétrie de l'ajustement dans la zone euro, avec des contributions insuffisantes du pays excédentaire, l'Allemagne, et des contributions excessives pour les débiteurs, en particulier la Grèce.
La liste des non-européens prétendant à la direction du Fonds monétaire international aurait également été favorablement accueillie par Monsieur Keynes : «Cette liste, relève avec justesse Arvind Subramanian, comprend de nombreux candidats impressionnants, qui combinent l'intelligence avec l'expérience politique et qui sont politiquement aguerris, sans être des politiques en exercice ou aspirant à le faire. Bien qu'aucun candidat ne se démarque nettement du lot, ils sont assez impressionnants pour ne pas avoir à se rabattre sur une Européenne.»
L’économiste en veut particulièrement aux pays émergents, notamment à l’Inde «qui semble opter pour le silence et le désengagement à l'extérieur», avec pour conséquence «que si l'Inde, avec d'autres, reste à l'écart, et si le débat international n'est pas fortement engagé, il y aura prise de décision par défaut». Ce qui contribue à perpétuer le statu quo dans une importante institution multilatérale qui reste foncièrement «non universelle dans sa légitimité, déficiente dans sa sagesse et son objectivité, et indûment politisée».
Arvind Subramanian n’est pas le seul à s’en prendre au mode de cooptation des patrons du FMI.
A la question de savoir si Christine Lagarde, la candidate européenne et ministre française de l’Economie, a les compétences requises pour la fonction, le Financial Times répond franchement non : «Elle n’est pas une candidate parfaite car ses connaissances en économie sont limitées.»
Comme les Américains «vont nommer au poste de n°2 de l’institution une pointure en économie qui sera le véritable patron intellectuel, la directrice générale ira couper des rubans et faire des beaux discours un peu partout dans le monde. C’est ce qui s’est passé avec Horst Kölher et Rodrigo de Rato, les deux prédécesseurs de DSK, qui n’ont d’ailleurs pas fait de vieux os et démissionné, volontairement, avant la fin de leur mandat tant ils s’ennuyaient», commente un éditorialiste français.
Plus sérieusement, c’est au sein du conseil d’administration et dans le cadre des missions d’experts — chargées des examens de situations — que s’exerce le vrai pouvoir. Un chroniquer d’ Alternative économiques de cette semaine rebondit avec une sorte de flagrant délit d’incompétence de Madame Lagarde : «On a eu un exemple des raisonnements macroéconomiques de notre ministre des Finances au journal de 20h de France 2 du 25 mai dernier (vers la 40e minute). Madame Lagarde y était invitée pour justifier le bien-fondé de sa candidature au FMI mais une dernière question sur la baisse du chômage a permis d’en savoir plus sur sa façon de concevoir l’économie. Après s’être réjouie de la baisse du chômage et avoir souligné que l’OCDE venait de relever sa prévision de croissance à 2,2 % pour cette année, elle a lié les deux évènements en déclarant : «Il n’y pas de mystère : la croissance augmente, l’activité repart, l’emploi aussi et le chômage baisse.» On reconnaît bien là la mécanique typique des libéraux du XIXe siècle : «L’offre repart et, créant sa propre demande, l’activité suit, créant de l’emploi et faisant baisser le chômage».
«Conclusion politique : faites tout pour aider les entreprises et le bonheur économique suivra. Pas la peine d’essayer de soutenir la demande en allant doucement dans la réduction des déficits budgétaires, en redistribuant des riches vers les pauvres ou en aidant les chômeurs.
«Mme Lagarde n’est pas forcément nulle en économie, c’est juste une idéologue.»
Un lecteur d’ Alternatives économiques qui reprenait, lui aussi, à son compte les réserves à la candidature de Madame Lagarde, réagit avec un tact qui mérite d’être salué et porté à la connaissance du lecteur : «Sur la question des technocrates versus les peuples, j’aime bien les trois conditions posées par Jean- Baptiste de Foucauld, l’ex-commissaire au plan, dans son dernier livre. Il dit qu’une politique progressiste doit reposer sur trois piliers :
- une culture de la résistance, celle qui fait que le monde actuel ne nous convient pas ;
- une culture de l’utopie, celle qui exprime un désir de changement radical et immédiat ;
- une culture de la régulation, celle qui fait appel à l’intellect et à l’expertise et qui nous conduit à tenir compte de la complexité de la réalité et de la nécessité de passer des compromis pour changer les choses.
«Je suis persuadé que les deux premières sont indispensables. Mais je suis persuadé aussi que sans la troisième, le risque existe de prendre des postures de résistance et d’utopie sans finalement rien changer à ce monde qui ne nous convient pas.» Il ne pouvait pas si bien conclure.
A. B.
(*) Arvind Subramanian, The IMF—Keynes Non-Candidate, Peterson Institute for International Economics, May 25, 2011.