By Gene Sharp (Institution Albert Eistein) in "de la Dictature à la Démocratie" éditions l'Harmatan - 2009
La désintégration d’une dictature donne lieu, bien entendu, à une célébration importante. Ceux qui ont tant souffert et lutté durement méritent un temps de réjouissance, de détente et de reconnaissance. Ils doivent se sentir fiers d’eux-mêmes et de tous ceux qui ont combattu pour gagner la liberté politique.
Tous n’auront pas survécu pour voir ce jour. Les vivants et les morts seront considérés comme des héros qui ont écrit l’histoire de la liberté dans leur pays. Malheureusement, l’heure n’est pas au relâchement de la vigilance. Même si la désintégration de la dictature par la défiance politique s’est produite, des précautions s’imposent encore pour éviter qu’un nouveau régime oppressif ne naisse de la période de confusion qui suit l’effondrement de l’ancien.
Les dirigeants des forces démocratiques doivent avoir déjà préparé une transition en bon ordre vers la démocratie. Les structures dictatoriales doivent être démantelées. Les bases constitutionnelles et légales ainsi que les standards de comportement attendus dans une démocratie durable doivent être mis en place. Il ne faut pas croire que la chute d’une dictature signifiera l’apparition immédiate d’une société idéale. La désintégration de la dictature n’est qu’un point de départ, une condition à l’approfondissement de la liberté. Des efforts à long terme permettront d’améliorer la société et de faire face aux besoins des gens.
Pendant de longues années, de sérieux problèmes politiques, économiques et sociaux continueront à se poser, leur résolution exigera la coopération de nombreux groupes et de quantité de personnes. Le nouveau système politique devrait fournir des opportunités à des gens ayant différents points de vue et souhaitant poursuivre un travail constructif par des politiques de développement qui répondent aux problèmes du futur.
La menace d’une nouvelle dictature
Aristote nous mettait déjà en garde : « … la tyrannie peut se transformer en tyrannie… »14 L’Histoire le montre abondamment : en France (les Jacobins et Napoléon), en Russie (les Bolchéviques), en Iran (l’Ayatollah Khomeini), en Birmanie (le SLORC) et ailleurs ; l’effondrement d’un régime oppressif sera vu par certains comme une occasion se présenter comme les nouveaux maîtres.
Les motifs peuvent varier, mais les résultats sont souvent les mêmes. Le contrôle de la nouvelle dictature peut même être encore plus cruel et complet que celui qui était exercé par l’ancienne.
Avant même l’effondrement de la dictature, des membres de l’ancien régime peuvent tenter de couper court à la lutte de défiance par la mise en scène d’un coup d’État sensé, anticiper la victoire de la résistance populaire.
Ils peuvent prétendre évincer la dictature mais ne chercher, en réalité, qu’à en imposer un modèle rénové.
Bloquer les coups d’État
Il existe certaines façons d’empêcher les coups d’État montés contre les intérêts de sociétés nouvellement libérées. Connaître à l’avance la capacité de défense de la population peut parfois être suffisant pour dissuader toute tentative. La préparation peut produire la prévention.
Immédiatement après le début du coup d’État, les putschistes réclament une légitimité, c’est-à-dire l’acceptation de leur droit moral et politique à gouverner. Le premier principe de la défense anti-coup d’État est donc de leur refuser toute légitimité. Les putschistes ont aussi besoin que les dirigeants civils et la population les soutiennent, ou tout du moins se trouvent dans un état de confusion ou de passivité. Ils ont aussi besoin de la coopération de spécialistes et de conseillers, de bureaucrates et de fonctionnaires, d’administrateurs et de juges afin de consolider leur contrôle sur la société. Ils ont également besoin que la multitude des gens qui font fonctionner le système politique, les institutions sociales, l’économie, la police et les forces militaires soient soumis et s’acquittent de leurs fonctions habituelles modifiées selon les ordres des putschistes et suivant leurs politiques.
Le second principe de base de la défense contre un coup d’État est de résister aux putschistes par la non coopération et la défiance. Il faut leur refuser toute forme de coopération et d’assistance dont ils peuvent avoir besoin. Les moyens de lutte mis en œuvre sont essentiellement les mêmes que ceux qui sont utilisés contre la dictature, mais, dans cette situation, on y a recours immédiatement.
Si la légitimité et la coopération sont refusées, le coup d’État peut mourir de « famine politique » et la possibilité de construire une société démocratique se présente à nouveau.
Rédaction de la constitution
La mise en place du nouveau système démocratique passera par la rédaction d’une constitution qui établira la structure du gouvernement démocratique. Elle doit fixer les objectifs du gouvernement, les limites de son pouvoir, les moyens et les délais des élections par lesquelles les officiels et les législateurs seront choisis, les droits naturels du peuple et la relation du gouvernement national avec les niveaux inférieurs du pouvoir.
S’il veut rester démocratique, le gouvernement central doit établir un partage clair de l’autorité entre les secteurs législatifs, exécutifs et judiciaires. Il faut restreindre fortement les activités de la police, des forces militaires et des services de renseignement, de manière à prévenir toute ingérence politique.
Afin de préserver le système démocratique et de le mettre à l’abri des tendances et mesures dictatoriales, la constitution devrait établir un système fédéral qui donne des prérogatives significatives aux pouvoirs régionaux et locaux. Dans certaines situations, le système suisse des cantons peut être adapté : des territoires relativement petits disposent de droits importants tout en restant intégrés au pays.
Si, dans l’histoire récente du pays qui vient d’être libéré, il y a eu une constitution ayant plusieurs de ces caractéristiques, il pourrait être judicieux de simplement la restaurer et d’ajouter des amendements dans le sens souhaité. Si une telle constitution, ancienne mais convenable, n’existait pas, il peut être nécessaire d’utiliser une constitution provisoire. Dans ce cas, une nouvelle constitution devra être préparée. Cela demandera beaucoup de temps et de réflexion. La participation populaire à ce processus est souhaitable et nécessaire à la ratification d’un nouveau texte ou d’amendements.
Il faut veiller à ne pas inclure dans la constitution des promesses qui se révèleraient impossibles à tenir, ou des clauses qui stipuleraient la mise en place d’un gouvernement hautement centralisé. Ces erreurs faciliteraient l’établissement d’une nouvelle dictature.
Les termes de la constitution doivent être aisément compréhensibles par la majorité de la population. Une constitution ne devrait pas être si complexe et si ambiguë que seuls les juristes ou d’autres élites puissent prétendre la comprendre.
Une politique de défense démocratique
Le pays libéré peut aussi avoir à faire face à des menaces étrangères qui appellent une capacité de défense. Le pays pourrait également être menacé par des tentations étrangères d’établir une domination économique, politique ou militaire.
Afin de maintenir la démocratie dans le pays, il importe aussi de prendre en considération l’application des principes de base de la défiance politique aux exigences de la défense nationale.
En mettant la capacité de résistance directement dans les mains des citoyens, les pays nouvellement libérés peuvent faire l’économie d’une puissance militaire qui pourrait d’ailleurs menacer la démocratie ou nécessiter de vastes ressources économiques indispensables à d’autres projets.
Il faut garder à l’esprit que certains groupes ignoreront toutes les clauses constitutionnelles afin de promouvoir de nouveaux dictateurs. Il s’agira donc d’établir un processus de veille permanente qui permettra à la population d’appliquer la défiance politique et la non coopération contre tout dictateur en devenir, et de préserver ainsi des structures démocratiques, des droits et des règles de procédure.
Une responsabilité méritoire
L’effet de la lutte non violente n’est pas seulement d’affaiblir et d’écarter les dictateurs mais aussi de donner du pouvoir aux opprimés. Cette technique permet à ceux qui, jadis, se sentaient réduits à l’état de pions ou de victimes de manier le pouvoir directement afin d’obtenir par leurs propres efforts plus de liberté et de justice.
Cette expérience de la lutte a d’importantes conséquences psychologiques, elle augmente l’estime de soi et la confiance en soi de ceux qui étaient précédemment sans pouvoir.
Une importante conséquence positive à long terme de la lutte non violente pour l’émergence d’un gouvernement démocratique est que la société devient capable de faire face à ses problèmes actuels et futurs. Cela inclut, par exemple, les abus du gouvernement et la corruption, les mauvais traitements envers n’importe quel groupe, les injustices économiques et les limitations du niveau de développement démocratique garanti par le système politique.
La population, ayant une expérience de la pratique de la défiance politique, est moins susceptible d’être vulnérable à de nouvelles dictatures. Après la libération, la familiarité acquise avec la lutte non violente indiquera des moyens pour défendre la démocratie, les libertés civiles, les droits des minorités, les prérogatives des gouvernements locaux, régionaux et étatiques, et les institutions non gouvernementales.
Ces moyens permettent aux personnes et aux groupes d’exprimer pacifiquement de fortes dissensions, si importantes parfois qu’en d’autres temps elles les auraient conduits au terrorisme ou à la guérilla.
Les réflexions évoquées dans cet examen de la défiance politique et de la lutte non violente sont censées venir en aide à toutes personnes ou groupes qui cherchent à libérer leur peuple de l’oppression d’une dictature et à établir un système démocratique durable qui respecte les libertés humaines et l’action du peuple pour améliorer la société.
Il y a trois conclusions majeures :
· La libération du joug dictatorial est possible ;
· La réflexion attentive et la planification stratégique sont indispensables pour y parvenir ; et
· La vigilance, un dur travail et une lutte disciplinée, souvent payée au prix fort, sont nécessaires.
L’expression souvent citée « La liberté n’est pas gratuite » prend tout son sens. Aucune puissance extérieure ne viendra offrir au peuple opprimé la liberté tant désirée. Celui-ci devra apprendre à la saisir lui-même. Et c’est loin d’être facile.
Si les gens peuvent arriver à saisir ce qui est nécessaire à leur propre libération, ils peuvent établir un plan d’action qui, avec beaucoup de travail, puisse en fin de compte les amener à la liberté. Puis, avec assiduité, ils peuvent construire un nouvel ordre démocratique et préparer sa défense.
La liberté acquise par une lutte de cette envergure peut être durable. Elle peut être maintenue par un peuple tenace, engagé dans sa préservation et son développement.