By Ahmed Rouadjia
Un temps évoqué dans les médias occidentaux, puis
complètement disparu des ondes, le printemps arabe n'est tout simplement pas
passé par l'Algérie, selon Ahmed Rouadjia, professeur et chercheur algérien à
l'Université de Msila.
Si je laisse les profanes en politique de côté,
qui s’exaltent et s’enthousiasment au moindre écho de "l’évènement
chaud" pour ne fixer mon attention que sur les "experts",
indépendants aussi bien que patentés, je dirais que leurs hypothèses d’une
éventuelle "contamination" de l’Algérie par les révoltes
arabes, "réussies" ou mises en échec, du moins
provisoirement, par les régimes en place (Syrie, Yémen…) se fondent sur des
données d’autant plus fragiles qu’elles auront toutes les chances de ne pas se
réaliser en Algérie. Pourquoi ? Les raisons en sont à la fois nombreuses et
complexes.
Le régime algérien ne connaîtra pas le même sort que
les régimes arabes déchus
D’abord, le système politique algérien ne se
laisse pas appréhender par les outils conceptuels classiques de la science
politique, car il se singularise par des traits de conduite qui ne trouvent de
parallèle nulle part dans le monde en général, et dans le monde arabe en
particulier. En lui s’incarnent en effet des traits de comportements
paradoxaux, qui déroutent l’esprit "civilisé" : il est
autoritaire, paternaliste, populiste et démocrate à sa façon, mais allergique
au débat contradictoire ; il est nationaliste, fier et ombrageux, mais non
patriote au sens de l’amour du pays et de l’intérêt suprême de la collectivité
nationale.
Naguère vrai et sincère, son nationalisme s’est
émoussé au fil du temps pour devenir un simple article de foi. Démocrate et
patriote, sans l’être vraiment, sinon du bout des lèvres, il tolère la liberté
d’expression dans certain cas, mais il la réprime ou la criminalise dans
d’autres. Les poursuites judiciaires pour délit d’opinion à l’encontre de
certains citoyens, notamment contre les journalistes honnêtes qui font leur
métier, et la grande tolérance manifestée envers les propagateurs de fausses
rumeurs, souvent colportées par certains quotidiens arabophones intéressés (ou
manipulés ?), témoignent de ce paradoxe.
Ensuite, le régime politique algérien, quoique
opaque et fermé au débat, y compris en son propre sein, se laisse critiquer
avec virulence aussi bien par la presse indépendante que par l’homme de la rue.
Il donne l’impression, dans ce cas, d’un régime tolérant et ouvert, puisqu’il
se plie aux règles du pluralisme. Quoique les poursuites judiciaires pour fait
d’opinion et d’atteintes flagrantes à l’encontre de la liberté de conscience,
et de de culte, ne soient pas rares, nos prisons ne sont pourtant pas remplies
de prisonniers politiques, comme ce fut le cas en Tunisie, en Égypte, et comme
c’est le cas encore en Syrie, en Irak , en Arabie Saoudite, etc.
Notre régime politique est "doux"
et "civilisé" comparé à ses pairs
arabes
Mais ce drame, dont la responsabilité est
partagée par les protagonistes de la scène politique de l’époque, s’est produit
plus sous l’effet d’une mauvaise gestion politique de la crise, mais aussi sous
l’effet de la peur du "péril vert", pour reprendre cette
expression, chère au journalisme occidental, que sous l’impulsion d’une volonté
du régime, consciente et planifiée, d’en finir avec tous les islamistes de la
nébuleuse de l’ex- FIS.
En dépit de tout, le régime politique algérien
paraît bien plus "doux", plus "civilisé",
et donc bien moins sanglant ou barbare que ne le sont les régimes arabes cités.
Il laisse, malgré toutes ses dérives autoritaires, de larges champs de liberté
de penser et d’agir et ne fait pas disparaître pour un oui ou pour un non ses
opposants ; les prisons existantes et celles qu’il fait construire par les
Chinois ne leur sont pas destinés, mais réservées théoriquement aux auteurs des
délits et des crimes…
Le peuple veut le changement par "le
haut" et non par "le bas"
Le peuple algérien, bien qu’il ne soit pas en
phase avec ses dirigeants, est bien loin de penser à se "soulever"
pour réclamer "la démocratie", notion qui ne frôle pas
du tout son esprit, par ailleurs préoccupé. Il ne cherche pas non plus à mettre
bas le régime et dont seule une minorité jure sa perte. Dépolitisé et fortement
imprégné par la culture de la "débrouillardise" et de la
mentalité d’assisté social, ce peuple pourtant ardent et imaginatif, ne pense
qu’à soutirer le maximum d’avantages de l’État-Providence : logement, emploi,
aides sociales diverses, etc. Il n’attend pas de l’État, ni des partis
politiques dits d’opposition, "la démocratie" dont les
contours lui paraissent flous, mais le pain, l’emploi, le logement et un peu de
justice sociale avec la hogra en moins.
La courte expérience pluraliste du début des
années 1990, qui a tourné très vite au vinaigre, a laissé de mauvais souvenirs
aux Algériens pour qu’ils puissent se mobiliser aujourd’hui en faveur de son
"retour". Pour eux, cette "démocratie"
expérimentée a été un désastre dont ils ne veulent pas rééditer l’expérience.
Au lieu de constituer un attrait, elle devient à leurs yeux un repoussoir. Elle
est associée dans l’imaginaire de nos concitoyens à la fitna, mais
aussi au mensonge et à la "manipulation politique". S’il les
amuse de loin et capte leur attention, "le printemps arabe"
ne les intéresse pas en tant que modèle à suivre.
Ce que les Algériens cherchent en vérité, c’est
le changement par "le haut" et non par le "bas".
Certes, il y a beaucoup d’Algériens, voire la majorité, qui sont tentée par
l’idée de la violence et le désordre envisagés comme unique mode possible de
changement du "système", mais l’idée reste cependant
cantonnée dans le domaine du fantasme et de l’imaginaire. Là où le passage à
l’acte est possible, c’est quand il s’agit d’action revendicative précise et
localisée, comme c’est le cas des émeutes urbaines motivées par
l’insatisfaction des demandes du logement, de l’emploi et de
l’enchérissement des moyens de subsistance.
La corruption comme culture et comme système de
gouvernance
La récurrence des émeutes urbaines ces dernières
années, notamment à propos du logement, ne visent nullement à mettre en cause
le système politique ou l’État-Système. Elles ne visent rien d’autres qu’à
faire des pressions sur le Système pour qu’il lâche plus de lest. Tout en
stigmatisant la corruption qui gangrène la plupart de nos institutions, le
petit peuple aussi bien des campagnes que des villes n’est pas moins gagné par
certaines formes de corruption. Ainsi, le fait de se surendetter en s’achetant
un emploi, contractuel ou durable, auprès d’un chef véreux de l’une des
filiales de la Sonatrach, moyennant cent ou deux cents mille dinars, n’est-elle
pas une forme caractérisée de la corruption ?
Le même geste corrupteur est pratiqué pour
l’obtention d’un logement auprès d’un maire ou d’un chef de daïra, peu soucieux
de l’éthique et de la morale religieuse, dont il se fait pourtant le chantre en
public. L’État fournit, quand il peut, logement et emploi aux nécessiteux, mais
beaucoup de nécessiteux recourent, quand ils le peuvent, à la corruption pour
obtenir un logement ou un avantage quelconque auprès du fonctionnaire véreux de
l’administration. Mais ce fonctionnaire n’est pas né corrompu, il l’est devenu
par la force des choses, des habitudes contractées et de la routine. Autrement
dit, il est devenu corrompu parce que le citoyen ordinaire aussi bien que le
citoyen bien nanti auxquels il a affaire se font corrupteurs en lui faisant
miroiter des "récompenses" en contrepartie des services
rendus.
Nous sommes tous ou presque des corrompus…
Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes en
avouant franchement que nous sommes tous plus ou moins corrompus. Accuser le
"Système" ou les hommes du Système d’être les seuls
corrompus, c’est escamoter la part de la responsabilité qui en incombe au
peuple et à ses élites, soit disant intellectuelles et universitaires. Sur ce
point, non seulement les responsabilités sont partagées, mais il y a même un
consensus tacite, malgré les accusations mutuelles de corruption que les uns
portent contre les autres.
Je n’accuse pas tout le monde d’être corrompu,
car il en est bien des gens honnêtes et moralement irréprochables, mais
j’affirme sans trop de crainte de me tromper que la pratique de corruption et
d’agiotage est devenue en notre pays une culture dominante et largement
partagée. Dépouiller l’Etat d’une partie de ses trésors, confondre les biens
collectifs avec les biens privés, détourner les lois et les réglementaires (comme
la passation des marchés publics), etc., sont autant d’actes qui s’intègrent
dans le psychisme social et qui apparaissent aux yeux des agents en acte comme
des faits "normaux".
Celui qui ne fait pas preuve de "débrouillardise",
qui ne vole pas ou qui ne sait pas utiliser son imagination pour piller l’État
est considéré soit comme une personne naïve, soit comme une personne attardée.
Autour de moi, j’entends souvent ce terrible propos tenu par des gens humbles :
"Eux ils volent, pourquoi pas moi ?" Ce "eux"
désigne aussi bien les gens de l’État que les gens du peuple. Lorsque l’on
parle et l’on encourage ainsi sans retenue ni honte le vol, c’est que l’idée du
vol s’est tellement banalisée qu’elle est devenue licite. Vol et corruption
marchent de pair et se soutiennent mutuellement.
L’imprégnation des "élites
intellectuelles" par la culture de la corruption et de la résignation
Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un
peuple gagné en grande partie par l’idée séduisante de la corruption, qu’il
condamne en théorie, mais qu’il pratique par ailleurs sous les formes les plus
variées puisse réclamer ou revendiquer son "printemps arabe"
? Comment peut-on croire aux sornettes de certains partis dits d’opposition
quand ils condamnent le "Système", et ses méfaits réels et
supposés, alors qu’ils reproduisent en leur sein propre ses pratiques
corrompues et ses méthodes autoritaires ?
N’en déplaisent aux "experts"
aux hypothèses bâclées et aux analyses superficielles, le système politique
algérien demeure, malgré toutes ses failles apparentes, solide et inébranlable.
Il tient sa solidité moins à sa logique interne ou à son fonctionnement
intrinsèquement opaque qu’à l’acceptation voulue ou résignée de la corruption
de la part du peuple, des "partis politiques d’opposition",
et des "intellectuels" dont la majorité écrasante s’y
accommode.
Le système politique algérien, expression condensée,
mais pervertie de la culture sociale
Lorsque on parle du "Système politique"
algérien, il ne faut pas le borner aux seuls "décideurs" ;
il faut y inclure aussi le système de représentation culturelle de la société,
les valeurs, les mœurs, les traditions, les us et les coutumes. Car le système
politique n’est pas un corps étranger, autonome, par rapport à la société
globale, mais il en est le produit direct, la forme abrégée. Il résume en
quelque sorte le patrimoine culturel et génétique de la société qui lui a donné
naissance, et c’est de celle-ci qu’il puise ses sources d’inspiration
philosophiques et les traits politiques qui sont constitutives de sa
personnalité. C’est dire, en un mot, que c’est le peuple qui a accouché du
système politique qu’il s’est donné ou qui s’est imposé à lui, et non
l’inverse.
L’immobilisme de ce dernier prend sa source
ultime du conformisme du peuple, mais aussi de sa peur de rechuter dans la
fitna des années 1990 et qu’il ne voudrait pas voir se rallumer à nouveau.
Dépourvu de représentation authentiquement reconnue, et d’encadrement
intellectuel et politique autonome, le peuple voit son salut non pas dans le
changement du système dont il s’accommode malgré tout, mais dans l’amélioration
de ses conditions matérielle d’existence, lesquelles passent par la remise en
question entière du système en place blâmé par tous, et globalement contesté.
C’est pourquoi "le printemps arabe",
rêvé par les experts à l’optimisme béat, n’aura pas lieu en Algérie, même si
des émeutes urbaines intermittentes ne manqueraient pas de se reproduire à
l’avenir, et même de s’amplifier. Mais tant que le pétrole continue de couler à
flot et que les diverses formes d’allocations allouées par l’État aux couches
sociales démunies, jointes aux pratiques de corruption universelles, sont
maintenues en l’état, il n’y aura point péril en la demeure