Fadéla M'Rabet (Ecrivain).
Je ne vais pas vous parler
directement de Frantz Fanon. D’autres, qui l’ont connu personnellement, l’ont
fait ou le feront mieux que moi.
Mais il y a une autre façon d’honorer Fanon : penser dans la
direction que son œuvre nous indique, et, après celles de l’époque
coloniale, analyser et dénoncer un certain nombre d’aliénations
contemporaines, telles qu’elles se manifestent dans nos pays. Pourquoi cette
attente permanente d’un monde qui ne vient jamais ? Elle naît de tous les
infinis qu’embrasse notre regard et qui rendent toute espérance sans limites.
Notre monde a toujours été ouvert sur le ciel, la mer, les montagnes, le
désert.
Un monde ouvert à tous les vents. Ceux des tempêtes marines qui
prennent d’assaut les vagues qui éclaboussent nos terrasses et frappent à nos
murs et à nos portes. Ou ceux des tempêtes de sable qui plient les palmiers et
ravinent nos visages. Nous sommes en attente d’un monde qui englobe tous les
mondes. Ceux d’Orient et d’Occident. Des mondes qu’on n’arrive pas à fusionner,
parce que nous sommes des marionnettes entre les mains de ceux qui veulent
qu’on les combatte en nous. Ceux-là mêmes qui nous refusent et la culture arabe
et la culture occidentale. Ainsi, il y a de l’Orient et de l’Occident en nous,
mais il n’y a pas de fusion. Parce que nous sommes exposés à trois sources
d’aliénation : celle du pouvoir patriarcal, celle du pouvoir colonial, celle du
pouvoir post-colonial. Le pouvoir colonial a tenté de désintégrer notre
société, de nous dépersonnaliser, de nous refuser même notre qualité d’êtres humains,
de nous inculquer la honte de soi. Le pouvoir patriarcal nous refuse le statut
d’individus et fait de chacun un simple maillon de la communauté.
Le pouvoir post-colonial a renforcé le pouvoir patriarcal, qui
refuse à l’homme la citoyenneté et maintient la femme dans une sous-humanité.
L’homme, dans le système patriarcal, traite la femme comme il a été traité par
le colonialiste. Il la méprise d’autant plus qu’il se venge sur elle de toutes
les souffrances, de toutes les maltraitances d’hier et d’aujourd’hui.
Actuellement, l’aliénation la plus féroce, celle qui frappe tous les esprits, l’esprit des hommes, des femmes et des enfants, se trouve dans l’idéologie du système patriarcal, qui ne supporte que le consensus pour maintenir l’ordre établi. Pour que la société reste régie par un chef à l’extérieur et son homologue, le père, à l’intérieur.
Actuellement, l’aliénation la plus féroce, celle qui frappe tous les esprits, l’esprit des hommes, des femmes et des enfants, se trouve dans l’idéologie du système patriarcal, qui ne supporte que le consensus pour maintenir l’ordre établi. Pour que la société reste régie par un chef à l’extérieur et son homologue, le père, à l’intérieur.
Le chef de l’intérieur, comme celui de l’extérieur, exigent
obéissance et soumission. Ils déterminent pour leur famille ce qui est bon et
ce qui est mauvais. Il nous disent ce qu’il faut penser, ce qu’il faut aimer.
Ils choisissent celui qu’on doit aimer, celui qu’on doit rejeter. Ils veulent
soumettre toute volonté, réprimer toute spontanéité. L’éducation patriarcale a
pour objectif d’éradiquer toute sensibilité, toute faiblesse humaine chez
l’enfant. Elle a pour finalité de refouler l’émotion, de détruire le vivant.
Son idéal est l’homme viril, c’est-à-dire un homme dur avec lui-même et les
autres, qui a le sens de l’honneur, un honneur qui l’emporte sur toute humanité
et une susceptibilité exacerbée en guise de sensibilité. Un homme fait pour le
combat et non pour la vie.
Plus un père se donne des airs graves et importants, plus il est
admiré, aimé.
Plus un père est inaccessible, sévère, plus il est craint et respecté. Comment voulez-vous que cet enfant plus tard ne se soumette pas pieds et poings liés à tout chef qui arbore des airs graves et importants ? Il sera prêt à reproduire avec la même dureté, sans états d’âme, le meurtre de son enfance sur de plus faibles que lui.
Plus un père est inaccessible, sévère, plus il est craint et respecté. Comment voulez-vous que cet enfant plus tard ne se soumette pas pieds et poings liés à tout chef qui arbore des airs graves et importants ? Il sera prêt à reproduire avec la même dureté, sans états d’âme, le meurtre de son enfance sur de plus faibles que lui.
Quant à la femme, elle appartient à cette espèce qui pense que la
souffrance est son état normal et sa discrimination une loi naturelle.
Qui n’est pas fasciné par le courage éblouissant, la noblesse de comportement
des hommes d’une société féodale ? Une société où la grandeur va de soi. Malgré
les dérives, on ne peut s’empêcher d’admirer, comme devant un duel, même s’il
est à la fois admirable et pathétique. Malheureusement la société d’aujourd’hui
n’affiche que les dérives de ces hommes qui se distinguent par une comédie
dérisoire permanente. Un profil figé qui se croit impérial parce que la tête
est dressée, le menton en avant, l’air ennuyé et méprisant.
Ils regardent sans honte leurs femmes voilées se transformer dans la mer en
suaires flottants, semblables à des suicidées qui se seraient jetées du haut
des collines d’Alger, de chagrin, de déception. Ils regardent sans réagir le
cimetière des grandes familles palestiniennes de Jérusalem transformé en
parking.
Leur honneur ne repose plus que sur la domination de femmes
constamment spoliées, exclues, bafouées. Et non sur la maîtrise de leur vie et
le rayonnement de leur pays. Le brillant ministre des Affaires étrangères, Ben
Yahia, et ses diplomates ont été abattus en plein ciel entre l’Irak et l’Iran,
pour que soient pillées les ressources énergétiques, les richesses des peuples
arabes et d’Afrique, sans que retentisse la voix de l’Algérie dans le monde
comme à l’ONU. Celle qui, un matin, a nationalisé son pétrole et sidéré la
France. Comme celle de Nasser qui a fait trembler l’Occident, quand, dans un
grand éclat de rire, il a libéré le canal de Suez. Moments rares, moments
sublimes de fierté et de joie.
L’Algérie était alors partout respectée. Alger était la tribune de
tous les damnés de la terre. Nos blessures non cicatrisées saignaient avec tous
les écorchés vifs de la planète. L’Algérie interpellait à l’ONU tous les
puissants, elle ne quémandait pas la repentance de la France. Avoir
libéré sa terre, avoir récupéré ses richesses, c’était là sa dignité. Le reste,
elle le laissait au jugement de l’histoire. N’ayant pu réduire l’Algérie au
silence, on a voulu la détruire, comme l’Irak, pour que tous les pays arabes
s’alignent sur l’Arabie Saoudite. Pour barrer la route au seul pays arabe, au
seul pays d’Afrique qui s’opposait au pillage des nations et mettait sous
haute surveillance les tartuffes et les imposteurs qui voulaient faire main
basse sur les richesses du pays.
L’Occident guerroyait autrefois au nom de la «civilisation»,
aujourd’hui au nom de la «démocratie», son cheval de Troie. Alors que de tout
temps il s’est allié à ses pires ennemis, les seuls qui puissent lui garantir
l’accès et le pillage de leur pays. Actuellement, ses alliés objectifs sont les
intégristes, qu’il entretient quand il ne les fabrique pas. L’histoire
demandera des comptes aux impérialistes, comme elle en exigera du pouvoir
algérien pour ce qu’il a fait du fabuleux héritage qui lui a été légué après
130 ans de combat, de souffrances et d’humiliations. Le plus grand crime
est d’avoir détruit l’école par une arabisation folle, sans enseignants
compétents. Faute de cadres locaux, le pouvoir fit appel aux pays frères et
ainsi, de Bagdad, de Damas, du Caire de pseudo professeurs quittèrent leur pays
avec une seule richesse, la dorure sur tranche d’un livre millénaire.
Bientôt, dans les journaux, à la radio, à la télévision, les
hymnes à la vie des magazines de la jeunesse, leur insolence, leur irrévérence
furent remplacés par des prêches lénifiants. Ces faussaires furent les fossoyeurs
de l’école algérienne. De la liberté de penser, de la liberté de conscience, de
l’esprit critique. Les colonialistes nous ont refusé le savoir pour qu’on ne
demande pas le pouvoir. Le pouvoir algérien nous a refusé le savoir humaniste,
universaliste du siècle d’or du génie arabe et du siècle des Lumières pour
qu’on ne demande pas la démocratie.
L’autre crime est de n’avoir pas enseigné l’histoire, mais
répété des slogans et fragilisé ainsi les jeunes devant les manipulations des
historiens, au point que beaucoup de jeunes ignorent tout de la perversité du
colonialisme et de son système de destruction systématique de la société et de
la personnalité du colonisé, son entreprise de division des Arabes et des
Kabyles, qui entraîne la haine de soi&nbst des autres sur de nombreuses
générations. Il ignore tout des luttes fratricides de la guerre d’Algérie, des
enjeux de pouvoir.
Ma tristesse est infinie, quand, cinquante ans après
l’indépendance, je vois à quel point de nombreux Algériens restent aliénés au
regard de l’Européen. C’est toujours en fonction de lui qu’ils se déterminent.
Exister pour un Algérien, c’est s’opposer à la France et à l’Occident.
S’opposer pour exister, c’est une attitude infantile, elle prouve qu’on a des
doutes sur son identité. Attitude incohérente aussi, quand simultanément le
pouvoir, si pointilleux sur son «honneur», les humilie en les traitant
publiquement de fainéants pour justifier le chômage et les salaires de misère.
C’est ainsi que les traitaient les colons. Il les humilie quand, après avoir
dénoncé le «génocide» colonial, ses représentants se précipitent dans des
hôpitaux parisiens, où ils se font soigner, comble de l’ironie, par leurs
propres compatriotes qu’ils ont acculés à l’exil. Ils les ont acculés à l’exil
parce qu’ils ne leur ont pas donné les moyens de déployer leurs compétences.
Parce qu’ils les ont méprisés et maintenus dans une situation
matérielle aussi injuste qu’indigne. Que beaucoup de ces médecins soient promus
et célébrés dans de nombreux hôpitaux d’Europe et des Etats-Unis n’efface
en rien l’injustice qu’ils ont subie. Comment ne pas provoquer la risée de
l’étranger, quand ceux-là mêmes qui dénoncent du haut d’une tribune les
nuisances du colonialisme viennent se faire soigner dans les hôpitaux français et
démontrent ainsi au monde entier que, cinquante ans après l’indépendance, ils
ont toujours besoin des colonialistes ?
Le pouvoir veut que la France reconnaisse que le colonialisme est
plus qu’une faute – un crime, et fasse «repentance». Mais que nous importe
qu’il se repente, puisqu’il est en principe hors d’état de nuire – à
moins que la caste au pouvoir ne fasse allégeance à l’ex-puissance coloniale.
C’est cette caste qui doit demander pardon aux Algériens de les avoir trahis.
Elle a fait d’eux un peuple pauvre, alors que l’Algérie est riche. Elle bloque
leur esprit d’entreprise, paralyse leur créativité, empêche leur épanouissement
dans leur propre pays.
Trompés, mystifiés et tenus pour négligeables, ils sont exactement
comme les femmes dans le système patriarcal.
Ce peuple, qui a été un modèle de courage et d’héroïsme dans sa lutte de libération, est devenu un peuple de mineurs las et impuissants dominé par une oligarchie clanique qui le spolie et le trahit.
Les Européens d’Algérie soupiraient : «Comme on serait bien sans les Arabes !». Quelle que soit leur envie, ils ne pouvaient pas nous éliminer : ils avaient besoin de notre force de travail pour cultiver nos terres volées.
Ce peuple, qui a été un modèle de courage et d’héroïsme dans sa lutte de libération, est devenu un peuple de mineurs las et impuissants dominé par une oligarchie clanique qui le spolie et le trahit.
Les Européens d’Algérie soupiraient : «Comme on serait bien sans les Arabes !». Quelle que soit leur envie, ils ne pouvaient pas nous éliminer : ils avaient besoin de notre force de travail pour cultiver nos terres volées.
Les décideurs n’en ont pas besoin- leur rente fabuleuse ne dépend
pas de notre force de travail, mais des puits de pétrole hors de notre portée
et de notre contrôle. Voilà donc exaucé le vœu des colons : l’Algérie s’est
débarrassée des Arabes. Réfugiés dans les montagnes ou relégués dans des
clapiers, condamnés au chômage ou à l’exil, ils ne gênent pas les
nouveaux maîtres. Et que quelques milliers de Chinois leur aient succédé dans
le commerce et le bâtiment ne met pas en danger leurs privilèges et ne trouble
pas leur quiétude : les Chinois, comme on sait, sont des gens «discrets» qui se
fondent dans le paysage...
Si un jour on demandait des comptes aux nouveaux pilleurs de
l’Algérie, rien n’empêcherait les successeurs des colons de former «des Emirats
touareg unis.» Ils n’auraient aucun mal à trouver des cow-boys masqués estampillés
touareg pour les proclamer rois. En attendant, on veut faire croire au peuple
algérien qu’il n’a que deux richesses, le pétrole et l’Islam. Pour ne pas
partager avec leur peuple les revenus du pétrole, les potentats ont fait du
Dieu humaniste de l’Islam, qui proclame que tous les hommes sont égaux, un Dieu
jaloux de son pouvoir, un potentat à leur image, devant lequel il n’y a pas de
salut sans une prosternation perpétuelle. Ils ont fait de la plupart des
musulmans des hommes agenouillés, répétant jusqu’à l’oubli de soi, de leur
famille, de leur pays, jusqu’au suicide, jusqu’au crime : «Allah Akbar !»,
«Dieu est plus grand».
Pour justifier la misère, l’injustice et l’incurie. Des hommes qui
n’ont plus qu’une seule patrie, l’Islam, qu’un seul livre, le Coran. Des
peuples qui abandonnent les intérêts de leur pays à ceux qui n’ont qu’un souci
: jouir seuls, de la rente pétrolière. Ils ont fait de tout Arabe un être sans
pouvoir sur sa vie. Et n’ayant de pouvoir que sur les femmes.