By Bernard Guetta in Le Monde
C’est une étrange
lecture des choses. Petite ou grosse, une moitié des Tunisiens a voté pour des
partis laïcs, un Tunisien sur deux n’a pas voté islamiste et cette
réalité majeure, cette si réjouissante confirmation du fait que ce pays et,
derrière lui, l’ensemble du monde arabe sortent enfin de l’alternative fatale
entre dictatures et barbus, donne quoi, dans l’écrasante majorité des réactions
qu’elle suscite ?
Cela donne :
«Victoire des islamistes à Tunis» et, entre les lignes, «Fin du printemps
arabe», «Révolution confisquée», «La Tunisie substitue, par le vote, une
dictature à une autre». L’Occident adore se faire peur. On pourrait même
avancer qu’il n’est, inconsciemment, pas mécontent de pouvoir se dire que les
Arabes ne sont décidément pas faits pour la démocratie, qu’il y aurait bel et
bien incompatibilité entre l’islam et les libertés et qu’il ne faudrait surtout
pas désarmer face au «fascisme vert». Même les plus imbéciles des certitudes
ont la vie dure mais il n’en reste pas moins, dira-t-on, qu’Ennahda est
maintenant devenu le premier parti de la Tunisie nouvelle et que c’est donc les
islamistes qui la gouverneront demain.
Oui, c’est vrai,
mais à qui la faute ?
La réponse n’est
que trop claire. Ce ne sont pas les électeurs tunisiens qui l’ont voulu. Ce
n’est pas, non plus, le résultat d’une manipulation islamiste. La faute en
revient - les faits sont là - aux courants laïcs et à leurs chefs de file qui
n’ont pas été fichus de se présenter unis aux élections ou d’annoncer, au
moins, qu’ils gouverneraient ensemble, derrière celui de leurs partis qui
serait arrivé en tête.
Cela aurait tout
changé. C’est une tout autre dynamique qui se serait instaurée mais, tandis que
les islamistes s’unissaient, les laïcs se sont divisés, se sont déchirés dans
des querelles de chapelles et de ténors alors qu’il y a autant de différences
entre eux qu’entre trois nuances des centres gauches européens. Si la
révolution tunisienne a été trahie, elle l’a été par l’irresponsabilité de
laïcs qui n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu mais, le mal étant fait, si
déplorable que cela soit, où est la tragédie ?
Non seulement ces
élections ont été parfaitement régulières, non seulement la Tunisie a su les
organiser, en neuf mois, alors que rien ne l’y avait jamais préparée, mais les
islamistes ont dû admettre qu’ils ne pourraient pas s’y présenter en
imprécateurs, prêchant le voile et le jihad. Les islamistes tunisiens ont
répudié la violence, troqué les bombes contre le bulletin de vote, présenté des
femmes en cheveux qu’ils auraient, hier, dénoncées comme des créatures du
diable et vouées au bûcher, et il ne faudrait pas s’en féliciter ?
Il y a trois
décennies que tous les démocrates du monde arabe et d’ailleurs espéraient cela
et il faudrait y voir une défaite de la raison et une victoire de
l’obscurantisme ?
Oui, précisément,
il le faut, entend-on, car ce ne serait là que «double langage». Eh bien non !
Si les islamistes tunisiens ont pris ce tournant, c’est que la théocratie ne
fait plus envie à personne dans le monde arabe depuis qu’on a vu ses effets en
Iran, que le jihadisme avait atteint un tel degré de folie sanguinaire qu’il a
détourné de lui jusqu’à ses plus proches sympathisants et totalement échoué,
que les succès électoraux que se sont assurés les islamistes turcs en acceptant
la démocratie ont été médités par l’islamisme arabe et que ce tournant s’est
imposé car le temps, en un mot, a fait son œuvre. Les points qu’ont ainsi
marqués, dimanche, les islamistes tunisiens pourraient bien accélérer
l’évolution de tout l’islamisme arabe, mais est-ce à dire qu’Ennahda est devenu
le plus aimable des partis ?
C’est tout le
contraire. Drapé dans le Coran comme d’autres l’étaient dans l’onction
ecclésiale, Ennahda incarne une droite réactionnaire, très semblable aux
droites religieuses de l’Europe d’avant-guerre ou de l’Amérique d’aujourd’hui
et propre à attirer, comme il l’a fait, les couches les plus traditionalistes
de la société, petits commerçants et petits fonctionnaires en quête d’ordre, de
repères et d’identité.
C’est tout sauf une
droite éclairée, mais ce n’est ni la lapidation des femmes adultères ni la
guerre sainte contre l’Occident. Ce n’est que la première droite d’une
démocratie naissante, une droite d’autant plus inquiétante qu’elle croit avoir
le monopole de la morale, mais une droite beaucoup plus composite qu’il n’y
paraît et dont l’évolution n’est pas achevée. Cette droite n’est pas plus à
ostraciser qu’à diaboliser. Elle est à prendre aux mots de sa conversion
démocratique, à contester et combattre par la politique devant une société dont
la moitié n’avait pas voulu la porter au pouvoir.