Le succès de la révolution tunisienne a surpris et ébloui. Au crépuscule du 14 janvier 2011, les Tunisiens ont eu peine à croire que le système de Ben Ali tant redouté s’est effondré comme un château de cartes et qu’ils s’étaient enfin réappropriés leur pays, leur culture, et leur dignité.
Certes, le régime était condamné à tomber, mais les moyens pour y parvenir ne semblaient pas réunis, on disait l’opposition faible et divisée, la jeunesse dépolitisée, l’armée écartée du pôle de décision politique, et surtout une police, des milices et un parti-Etat disproportionnés pour ce petit pays.
En réalité, cette grille de lecture ne prend pas en compte les nouveaux moyens de mobilisation : antennes paraboliques, usage d’internet, téléphones mobiles ont joué un rôle très important dans le soulèvement qui s’est mué en révolution.
En dépit de la configuration autoritaire de l’espace public (censure, rétention de l’information, incitation à l’autocensure), à partir du milieu des années 1990, on a vu apparaître un cyberespace de protestation qui a défié les pratiques musclées du pouvoir.
Dans un ouvrage publié en 2009, Larbi Chouikha montre que lettres d’information, forums de discussion, journaux en ligne et blogs ont diffusé à partir de l’étranger, information et analyse très critiques à l’égard du pouvoir et qui échappaient totalement aux autorités tunisiennes.[1]
De la même manière, les partis d’opposition se sont aussi dotés de sites et de journaux en ligne. Cette cyber- communauté a constitué un refuge pour ses praticiens et un mode de communication qui a réussi à contourner les méthodes anachroniques de l’Etat.
A mesure que ces pratiques se développaient, cette jeunesse se distanciait de plus en plus du pouvoir qui n’a vu dans les émeutes du 13 et du 14 janvier qu’une rébellion de jeunes non politisés. Ce sont pourtant ces jeunes qui vont crier leur colère dans la rue pour protester contre le manque de travail, les inégalités, les humiliations, l’absence de liberté.
Sans leaders et sans assise idéologique, ce peuple, éduqué mais oublié, a réussi à débarrasser la Tunisie d’un demi siècle de dictatures, plus ou moins éclairées.
Sa victoire nous invite humblement à écouter les messages envoyés par une jeunesse en détresse qui s’empare de la rue réussissant à faire fuir celui qui les a tyrannisés pendant plus de deux décennies. Elle nous incite aussi à regarder les réalités et à nous débarrasser des faux-semblants et des préjugés pour appréhender un monde arabe qui partage largement les maux de la société tunisienne.
Particularisme tunisien
Si la crise tunisienne n’a pas été perçue et appréciée à sa juste dimension c’est bien parce que ce pays a été longtemps enfermé dans une image quelque peu idyllique. Le soulèvement qui a révélé la profondeur du mal-être a été traduit par les observateurs comme un « paradoxe tunisien ».
Ces observateurs exprimaient ainsi le fait que les atouts supposés de ce pays, comme l’éducation ou encore l’émancipation et le travail des femmes se sont retournés contre le pouvoir. On compte en effet dans ce pays bien plus de diplômés chômeurs qu’en Algérie ou au Maroc. D’une part, l’informel ne s’est pas développé comme dans les pays voisins et n’a donc pu constituer une soupape de sécurité. Et d’autre part, les Tunisiens n’ont pas l’opportunité d’aller travailler en dehors des frontières de leur pays : l’Europe a fermé ses portes et il n’existe pas d’accords avec les pays voisins pour qu’ils puissent y travailler en sécurité.
Ces jeunes sans emploi se sont alors sentis enfermés, enclavés. Face à cette jeunesse éduquée et forcément ambitieuse, le chef de l’Etat s’est comporté en chef de clan, totalement inaccessible, qui n’offrait aucun projet, et n’avait aucune vision pour l’avenir de son peuple contrairement à son prédécesseur.
L’articulation entre les revendications sociales et économiques et le ras -le- bol politique était déjà perceptible aux origines du soulèvement. La grosse colère qui a trouvé sa figure victimaire en Mohamed Bouazizi s’est rapidement transformée en revendication politique grâce au travail efficace et discret de l’opposition que l’on disait moribonde : l’UGTT, les partis d’opposition.
La crise politique qui s’est rapidement généralisée à tout le pays a gagné l’ensemble des catégories sociales, au point de déboussoler la police et le pouvoir. Aveuglé par sa force et coupé des réalités, ce dernier a voulu voir en cette crise politique sans précédent, des émeutes de rue susceptibles d’être réprimées par l’armée. C’est elle qui est appelée en renfort pour rétablir l’ordre.
Mais en Tunisie, si l’armée n’a pas beaucoup de moyens, elle a néanmoins une mémoire. Les deux présidents de la Tunisie indépendante l’ont tour à tour marginalisée et humiliée. Elle ne bénéficie pas de privilèges particuliers, et sa distance du pouvoir lui permet d’évaluer le rapport des forces largement en faveur de la société civile. L’heure de sa revanche a sonné, elle ne tirera pas sur la population.
Ces différents traits ne constituent en rien un fait paradoxal, mais un particularisme tunisien qui puise son essence dans son histoire et dans la structuration de sa scène politique. Les forces peuvent être invisibles, elles ne disparaissent pas pour autant.
Mais si elle présente un particularisme fort, la Tunisie n’est pas un pays exceptionnel. Sa révolution réveille bien des consciences dans le monde arabe.
Sans vouloir parler de contagion car les événements ne se reproduisent jamais à l’identique, ils obéissent aux lois de leur propre histoire et de leur environnement. Mais les autres pays de la région partagent des conditions semblables à celles qui ont poussé les Tunisiens dans la rue. Corruption, inégalités, environnement de privilèges, absence d’Etat de droit, déficit démocratique, espace public plus ou moins contrôlé, pays confisqués, et bienveillance occidentale pour ces régimes qui se prévalent de constituer un rempart contre l’islamisme.
Oui, les Arabes rêvent de liberté et leurs frères tunisiens, si semblables en pareils cas leur ont prouvé que le rêve était possible, que la réalité est mûre pour piétiner les préjugés et se débarrasser des faux semblants.
Mais si un scénario à l’identique ne peut se reproduire, il n’empêche que la révolution tunisienne marque une rupture avec le passé et envoie des messages forts à tous les autres pays de la région. C’est la fin de la soumission, de la peur et de l’acception de la tyrannie. C’est aussi l’expression d’une crise morale profonde.
Mise ne scène de la démocratie formelle et transitions politiques inachevées
Si cette rupture opérée en Tunisie n’a pas eu d’équivalent dans les deux autres pays du Maghreb central, c’est parce que, de manière différente, Algériens et Marocains ont vu s’opérer des changements au cours de la décennie passée.
En effet, tout en agitant la menace islamiste, ces régimes ont dû faire des ouvertures dès le début des années 1990. Au plan international, c’est un moment de rupture important qui correspond à la fin du bloc soviétique, à la première guerre du Golfe qui a révèlé la force des islamistes et la guerre civile algérienne consécutive à l’annulation des élections de 1991.
Dans ce contexte, Hassan II a décidé de transformer le fonctionnement du système politique marocain en optant pour le régime d’alternance. Celui-ci lui permettait d’assurer la rotation des élites tout en légitimant le pouvoir monarchique en lui donnant l’aspect d’une monarchie constitutionnelle. Mais cette ouverture qui consistait à réorganiser le paysage politique lui permettait surtout de mettre l’institution monarchique à l’abri d’une éventuelle crise de succession. Cette réforme du politique a donné lieu à la création d’un espace public, à la naissance de journaux indépendants, à l’émergence d’un vaste réseau associatif, à la reconnaissance des islamistes modérés comme acteur politique et à la modification du code de statut personnel.
En Algérie, au milieu des années 1980, l’abandon du modèle socialiste et la chute brutale du prix du pétrole avaient conduit au traumatisme d’octobre 1988. La classe politique avait alors opté pour une autre voie, celle du pluralisme politique avec l’abandon du parti unique. Les bases d’un système démocratique sont mises en place avec une réelle liberté de presse, un droit d’association, un pluralisme et une tentative d’autonomiser la justice par rapport à l’exécutif. Mais cette ouverture constituera une parenthèse, parce que ces options n’étaient pas sans effets sur les réseaux clientélistes dont la puissance vient du contrôle qu’ils ont de la rente et de la redistribution des hydrocarbures. Par ailleurs, l’état-major algérien refusera de reconnaître la victoire des islamistes par les urnes, annulant le second tour des élections législatives.
En outre, en 1999, les deux pays ont tenté des expériences relatives à la réconciliation de leurs citoyens avec leur histoire. Aussi différentes soient-elles, ces entreprises posaient la question du rapport à l’histoire. Alors qu’en Algérie après la guerre civile, le pouvoir pensait qu’il fallait pardonner pour construire un autre temps du vivre ensemble par le projet de « concorde civile », au Maroc, la monarchie a cru nécessaire de donner la parole aux victimes des » années de plomb »par l’opération Equité et réconciliation. Ici et là, il fut question de recréer des liens entre les citoyens d’abord, entre gouvernants et gouvernés ensuite. Les questions posées s’articulaient alors autour de la nécessité d’oublier pour avancer, de pardonner pour construire.
En général, ce sont les situations de transition politique qui donnent lieu à la création de telles commissions dont le but, entre autres, est de consolider le processus d’ouverture politique. Le recours à ce genre de procédé a donc lieu après une guerre civile, une longue période d’oppression ou la chute d’un régime dictatorial pour aller vers un Etat de droit. Dans les deux pays, cette rupture ne s’est pas produite. Ce travail sur l’histoire, sur un passé avec lequel on a souhaité réconcilier les citoyens s’est fait à l’initiative et sous le contrôle de l’exécutif.
Ces deux expériences de travail sur l’histoire révélaient un double souci : montrer qu’il y avait bien une rupture mais dans la continuité et, nécessité de rétablir le lien entre les citoyens et leurs gouvernants. Dans les deux cas, les pouvoirs ne puisent pas dans les registres traditionnels de la redistribution de la rente ou encore du populisme, mais de la réconciliation avec le passé.
Mais si ces offres sont intéressantes, elles ne créent pas pour autant de rupture réelle avec le passé. Elles ne traduisent pas non plus des situations de transitions politiques. Contrairement à ce qu’on a pu observer en Afrique su Sud par exemple, Au Maghreb, ces politiques de pardon n’ont pas eu pour objet de rendre la justice ou de mettre au jour la vérité. Elles avaient pour objectif de recréer le lien social et de corriger les abus d’autorité du système sans toucher à ses normes ni à ses fondements. En Algérie, la politique de réconciliation s’est apparentée à une re-légitimation du pouvoir.
En Tunisie, ces ouvertures, aussi inachevées et imparfaites soient-elles ne se sont pas produites. Le régime a vécu sur des acquis hérités du Bourguibisme, que ce soit en matière d’éducation, de droits accordés aux femmes, ou encore de santé publique. Les libertés les plus élémentaires, comme la liberté d’expression, quitte à ne pas prendre en compte ce qui est dit, n’a pas été accordée. Au contraire, le régime s’évertua à trouver les moyens techniques les plus sophistiqués pour continuer à censurer et à couper les Tunisiens du monde et de la mondialisation.
Il a également verrouillé la scène politique, écartant les vrais compétiteurs, asphyxiant toutes formes d’opposition.
Parallèlement, le chef de l’Etat et son clan bénéficièrent de la libéralisation économique en s’emparant d’une grande partie de l’économie du pays. Convaincus d’être dans l’impunité, ils menèrent grand train. Dans l’ivresse et la boulimie de s’emparer de tout, il leur arriva même d’oublier les limites géographiques de l’espace dans lequel ils se servaient, allant chercher un yatcht en Corse. Cette confusion entre la richesse nationale et leurs avoirs, de même que l’étalage d’une richesse bien mal acquise furent à l’origine d’une véritable crise morale qui est également perceptible dans les autres pays arabes, donnant à l’autoritarisme du pouvoir un aspect dépravé, corrompu et corrupteur, bien souvent empreint de vulgarité.
C’est contre tout cela que les jeunes et les moins jeunes tunisiens ont crié leur colère. Or, cette douleur existe aussi en Algérie, au Maroc, en Egypte, en Jordanie et ailleurs, et ce n’est ni la légitimité du pouvoir, ni la hausse des salaires des fonctionnaires ou encore le renvoi du Premier ministre qui pourront la contenir.
Elle s’est exprimée plus facilement en Tunisie parce que la population est homogène, sans fractures ethniques ou confessionnelles, parce que l’armée s’est désolidarisée du pouvoir parce que déjà à la marge de celui-ci. Mais rien n’empêche qu’il puisse y avoir des convulsions plus ou moins susceptibles de dicter un changement qui s’imposera par le bas.
La différence fondamentale entre une ouverture par le haut et une révolution réside dans la redéfinition des normes en vigueur. Naturellement, la seconde option comporte des risques. Si la Tunisie s’est débarrassée des artifices savamment construits et a infligé un démenti cinglant à nombre de préjugés en réveillant la conscience du monde, tout reste à faire dans ce pays.
Les institutions sont à mettre en place, les espaces d’expression à construire, les relations avec l’étranger à réécrire.
Aujourd’hui, l’heure est à l’enthousiasme, aux espoirs de réformes et du changement heureux. C’est le doux moment où les rêves les plus fous sont permis, des rêves qui font coexister égalité des hommes avec liberté de ton et d’expression, le tout dans une convivialité parfaite. C’est naturellement trop beau, mais ne nous laissons pas déposséder de ce rêve et oeuvrons pour qu’il ne soit pas chimère. L’histoire est riche d’exemples qui montrent bien que comme après 1989 dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, il n’y avait pas de programmes précis et que tout le mouvement est parti d’une exaspération.
Khadija Mohsen-Finan
Enseignante et chercheur
Université de Paris VIII
[1] Les Médias en Méditerranée, nouveaux médias, monde arabe et relations internationales. Actes Sud/MMSH Barzach. 2009