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lundi 21 février 2011

"La cyber-révolution tunisienne" by François-Bernard Huyghe (Interview réalisé par Hichem Benyaiche in New African)

Parmi les révélations de la « révolution » tunisienne, il y a celle de la maturité d’un peuple qui a réussi, grâce à une extraordinaire alchimie – soudant les jeunes et leurs aînés – à reconquérir sa liberté et sa dignité. Au coeur d’Internet, des réseaux et les chaînes satellitaires, l’universitaire et chercheur, François-Bernard Huyghe, analyse les raisons de cette cyber révolution.

Beaucoup de raccourcis ont été faits et de lieux communsdits – souvent par méconnaissance – sur la « révolution » tunisienne. Qu’en est-il au juste ?

Au moment où nous nous entretenons, nous en sommes encore au stade de la surprise. Celui où une population arabe a fait ce dont aucun expert, ou presque, ne la pensait capable : se débarrasser par ses propres forces d’une dictature réputée indéboulonnable et offrir un exemple contagieux dans la région. On a comparé cela à la chute du Mur et à son effet domino. Après coup, on peut toujours trouver des raisons spécifiques à la Tunisie : la démographie, l’économie, la faiblesse de Ben Ali, la rapacité notoire de sa famille, la rupture du contrat implicite
passé avec les classes moyennes (relative liberté de s’enrichir contre désintérêt pour la politique), le rôle effacé de l’armée, la large place des réseaux sociaux et du Web 2.0 dans ce pays… Reste que c’est une première.

Sous l’ère Ben Ali, face à une presse qui pratiquait la langue de bois et le travestissement des réalités, au point d’instiller une véritable culture du mensonge, les Tunisiens ont fait de Facebook le lieu d’expression et de contre-information par excellence. Comment l’avez-vous étudié et analysé ?

Au XXIe siècle et dans cette région, celui qui contrôle le territoire politique ne contrôle plus l’espace de circulation de l’information. Les frontières n’arrêtent ni les ondes ni les électrons. Au contraire, plus les médias détenus par le pouvoir (ou propriété de ses alliés économiques) sont formatés et leur discours standardisé, plus l’effet de contraste joue avec une information différente et critique facilement disponible. Et cela souligne souvent le caractère conventionnel et ridicule des dictatures. Cela dit, il faut faire la distinction entre la capacité de savoir ce qui se passe – y compris à l’intérieur de son propre pays – ou ce que cache la propagande, la capacité de s’exprimer, de parler à et de critiquer, celle de se coordonner pour des actions – par exemple pour se rassembler au même endroit avant que la police ne puisse réagir –, celle d’informer les médias étrangers
et la diaspora sur la réalité des luttes et de la répression… À chacune de ces fonctions correspondent plus ou moins certains outils : les télévisions par satellite et les sites de médias étrangers ; les blogs, qui font émerger des voix protestataires plus fortes ou plus représentatives ; les réseaux sociaux, avec un développement exceptionnel en Tunisie de Facebook ; les messageries instantanées de type Twitter pour des échanges très courts et rapides ; les téléphones intelligents (Smartphones) qui permettent de prendre des photos et d’être branché sur le Net même dans la rue…

Les Tunisiens ont réussi, avec une étonnante efficacité, à manier un véritable arsenal numérique où image, son et texte permettent de communiquer. Comment cette alchimie a-t-elle pris ? C’est un cas assez rare…

Ils ont très intelligemment combiné ces divers outils, et pas seulement la jeunesse urbaine des villes, « branchée » et équipée en technologies. Ils y sont parvenus parce ces moyens d’échange leur étaient déjà familiers, parce que préexistaient, par exemple, des réseaux sociaux. Même s’ils étaient utilisés pour se faire des « amis Facebook » et partager des goûts musicaux, culturels. Il y avait déjà ce que les sociologues appellent des « logiques de l’usage » qui faisaient que des communautés s’étaient déjà approprié ces instruments et leur ont trouvé de nouveaux emplois, actifs et révolutionnaires.

Comment l’articulation s’est-elle opérée entre les moyens d’information et le mode de mobilisation ? Car, au-delà des moyens techniques, le contenu est primordial…

Certes, les médias ne sont, après tout, que des vecteurs de contenu. Et d’autre part, une révolution ne se fait pas en cliquant et en gazouillant (c’est la traduction littérale de « Twitter ») ou en améliorant son « mur » Facebook. Mais entre les deux, entre le contenu des messages et l’action des foules courageuses face à la police, il y a quand même ces outils technologiques. Ce qui démontre qu’ils n’isolent pas du réel et qu’ils ne réduisent pas le lien social à un échange de « j’aime, je n’aime pas » ou d’images narcissiques.

Certes, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur, mais les chaînes par satellite (Al-Arabiya, et surtout Al-Jazira) ont relayé et amplifié cette contestation. En tant que spécialiste des médias, comment analysez-vous le rôle de ce nouveau « pouvoir d’informer » ?

Médias de masse et réseaux sociaux du Web 2.0 ne sont pas des univers séparés. Le rôle fédérateur d’Al-Jazira, notamment à travers son site, l’un des plus visités au monde, ne peut être nié. Les « grands » médias, fabriqués par des professionnels et s’adressant au plus large public, servent de référence commune à des individus qui font aussi du « journalisme citoyen », qui sont reliés par des réseaux sociaux. C’est l’illustration du slogan « Ne haïssez plus les médias, devenez les médias ».

Quelles sont les limites de cette cyber révolution ? Et comment les États vont-ils chercher à contrôler – ou à instrumentaliser –le pouvoir stratégique qu’offrent ces nouveaux outils ?

Les outils numériques ne provoquent pas les révolutions, ils les facilitent, les accélèrent et les amplifient. On ne dira jamais trop que pour renverser un autocrate, il faut un nombre suffisant de gens prêts à mourir (et probablement un nombre inversement proportionnel de gens prêts à tuer ou à mourir pour le dictateur). Ce n’est pas une raison pour tomber dans le « cyberutopisme » et pour croire que des instruments sont, par nature, libérateurs, à partir du moment où ils permettent de s’exprimer plus facilement et de toucher davantage de destinataires. C’est le discours sur le déterminisme technique que tenaient des gens comme Al Gore il y a vingt ans aux États-Unis : les peuples sauront, se parleront et les systèmes autoritaires ne tiendront pas. Ce serait trop beau. Les dictatures ne sont pas si stupides. Nous avons vu en Tunisie l’échec d’une stratégie de filtrage d’Internet, et en Égypte, l’échec d’une stratégie de coupure des réseaux. Dans les deux cas, les forces de répression ont été prises de vitesse. En ce moment on discute beaucoup les thèses du Biélorusse Morozov, l’auteur de The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom (« Internet, la désillusion »). Il soutient que les technologies offrent d’importantes possibilités de contrôle à des pouvoirs autoritaires, mais capables d’utiliser des méthodes sophistiquées pour repérer les déplacements des individus, mener des actions de perturbation, infiltrer… L’échec de la supposée « révolution Twitter » en Iran il y a deux ans, ou la façon dont le pouvoir chinois contrôle une population de plus de 400 millions d’internautes, dont, peut-être, 200 millions de blogueurs, devrait faire réfléchir. La lutte de l’épée et du bouclier ne fait que commencer.

Maîtres du faire croire (Éd. Vuibert), dont vous êtes l’auteur, détaille les techniques de manipulation des médias par les politiques et les stratèges militaires. La crainte d’un monde orwellien (le fameux « Big Brother ») ne trouve-t-elle pas ici ses limites ?

Le modèle dans lequel un maître unique surveille chacun et adresse un discours unique par des canaux uniques à des masses passives et pétrifiées, est évidemment dépassé. Et il y aura toujours, pour ceux qui ont une culture technologique suffisante, des recettes pour échapper à la surveillance la plus « high-tech ». Mais la liberté de penser demande un peu plus que des moyens de communication. Ce n’est un produit de consommation téléchargeable.