Par Ammar
Belhimer in le Soir d'Algérie
L’Algérie renoue avec la quête des réformes depuis avril dernier. Dans le communiqué du Conseil des ministres du 28 août dernier, le président de la République décide de «faire progresser davantage le système politique démocratique et pluraliste que les Algériennes et Algériens ont institué voilà deux décennies». Il a raison de le faire pour cette première évidence que rien n’est plus stable que le changement. Au-delà du confort immédiat qu’ils procurent, le conservatisme et le statu quo sont synonymes de régression. La glaciation produit la fracture, la fermeture la casse, l’entêtement la déraison.
De larges sphères du pouvoir refusent de l’admettre et hésitent à s’engager dans un mouvement de réformes nécessaires et salutaires, quoi que tardives - il n’est cependant jamais trop tard pour bien faire ! «Toutes les économies ne sont-elles pas toujours des économies en développement à des niveaux différents ? Aucune ne peut accepter la stagnation, la sclérose ou le déclin ; toutes doivent sans cesse s’adapter aux changements de leur environnement et à leur propre évolution», avait coutume d’avertir le professeur Raymond Barre (*).
Le fait n’est pas nouveau et semble entacher
structurellement l’appareil d’Etat : l’Algérie subit une autorité économique qui
ne fait que geler et organiser les dissensions.
La gestion despotique et occulte
a consisté à gouverner par le vide et à parrainer une classe politique
aujourd’hui en bout de course. Comme cela a été déjà écrit récemment, «l’absence
de relais dans la société, au-delà des clientèles, fragilise le régime, même si
le spectre de la société civile continue à agir pour freiner les revendications.
Sa seule alternative est de résister avec souplesse et de faire des concessions
en fonction des pressions qui seront exercées. Les régimes algérien et marocain
ayant en grande partie perdu l’initiative, il convient d’être particulièrement
attentif aux groupes qui réclament le changement afin de prendre la mesure des
évolutions en cours»(**).
Conséquence récente : la machine est bloquée et le
plan quinquennal enregistre des retards qui se comptent désormais en années. Par
ailleurs, en cette phase d’aisance financière, les opérateurs économiques,
notamment publics, se soucient peu d’optimiser les moyens de production
disponibles et leurs dépenses obéissent souvent au souci premier de consommation
d’enveloppes dont le montant et la finalité sont arrêtés par le Centre. Le
niveau de consommation des enveloppes est redevenu un indicateur de bonne
gestion.
La chose peut paraître anodine : il suffit aujourd’hui de réunir un
petit groupe, de brûler quelques pneus sur la chaussée, de couper une route,
pour voir le maire, le chef de daïra ou le wali accourir satisfaire vos
doléances les plus larges.
La culture de l’émeute participe de cette irrigation
du tissu social par la violence. Elle témoigne aussi des dysfonctionnements dans
la gouvernance. Elle est la preuve irréfutable que les mécanismes pacifiques de
la participation, de l’écoute, de l’échange, de la négociation et du compromis
sont bloqués.
Au mieux, la politique est remplacée par la gouvernance, et le
pouvoir du peuple réduit à un mirage : il est temps de sortir de la République
et de la démocratie des apparatchiks pour construire une République et une
démocratie du peuple, pour et par le peuple – comme cela est inscrit au fronton
de nos institutions. De faire de la démocratie, par la démocratie participative,
active et autogestionnaire, l’axe du mouvement d’émancipation sociale et
politique, à tous les niveaux de la société.
Les élites dirigeantes s’échinent à
transformer leur faillite en crise de société dans le but manifeste de «faire
partager» la responsabilité de leur échec, de se dégager et de renouveler plus
aisément leur tutelle sur la société au moyen de nouvelles alliances qui
risquent encore une fois de les dépasser, mais qu’elles croient gérer d’une main
de maître tantôt par la compromission, et son corollaire le discrédit, tantôt
par la réduction au silence, la marginalisation et l’exclusion.
L’échec des
réformes de 1990 est à bien des égards la conséquence de la prééminence de ces
mêmes pratiques, des anciens équilibres et arbitrages et de l’échec à leur
substituer de nouveaux acteurs de la transition démocratique, comme la presse
indépendante, la société civile émergente et les partis politiques jaloux de
leur liberté d’action. Le même scénario semble se reproduire aujourd’hui.
Les
résistances du sérail et le faible ancrage social du dispositif de réformes ont
fini par signer leur acte de décès. Il ne suffisait pas à un tel dispositif
d’être multisectoriel, global, cohérent et synchronisé ; les résistances au
changement étaient trop fortes.
En perturbant les équilibres politiques,
économiques et sociaux anciens, sans pour autant réussir à évincer durablement
les sphères de contrôle et d’accaparement de la rente, les concepteurs des
réformes seront à leur tour chassés des postes de commande, non sans avoir
préalablement «enveloppé» le processus de transition dans un filet juridique le
rendant ultérieurement incontournable.
Les réformes de 1990 avaient,
momentanément et partiellement, rompu avec les pratiques des choix d’hommes
appartenant au même sérail. La séquence des mesures des réformes reposait sur le
préalable, étroit et ténu, que l’avènement de l’économie de marché ferait voler
en éclats l’ancien système politique et écarterait mécaniquement ceux qui le
symbolisaient. Elle s’inspirait des thérapies de choc pratiquées dans certains
pays d’Europe de l’Est dont le fondement doctrinal est résumé par Gary S.
Becker, prix Nobel d’économie : «Il vaut beaucoup mieux engager des réformes
profondes et rapides plutôt que d’attendre de découvrir la «bonne» séquence des
actions réformatrices. La rapidité de la transformation permet à la spontanéité
et à l’inventivité des marchés de guider l’évolution, plutôt que de confier ce
rôle aux économistes et aux planificateurs publics (…) L’introduction rapide de
réformes majeures présente aussi l’avantage de prendre de court les groupes
d’intérêt qui bénéficiaient du régime et qui n’ont pas, de ce fait, le temps de
s’organiser pour freiner et étouffer la réforme.»
Sur ce point particulier,
force est de constater qu’on a joué le pourrissement plutôt que la décantation
(ce n’est pas pareil) ou la course contre la montre, omettant d’admettre que «le
temps mène la vie dure à ceux qui veulent le tuer» (dixit Prévert).
Le
philosophe de l’école utilitariste anglaise, Bentham - auquel Keynes se référait
souvent pour indiquer les domaines dans lesquels l’Etat devrait intervenir -
fournit une très intéressante contribution, pleine de nuances, avec cette
injonction lapidaire au gouvernement : «Be quiet» (tenez-vous tranquille !).
Hors de tout excès, Bentham distingue dans la fonction de l’Etat les Agenda (ce
que l’Etat doit faire), les sponte acta (ce qui revient à l’initiative privée)
et les non agenda (ce que l’Etat ne doit pas faire). Aujourd’hui, la liste des
Agenda est tout aussi abondante que celle des non agenda, celle des sponte acta
proportionnellement pauvres.
«Peut-être est-ce aujourd’hui la tâche essentielle
des économistes que de distinguer à nouveau les Agenda de l’Etat et la tâche
parallèle des politiciens que d’établir les formes du gouvernement démocratiques
capables d’appliquer les Agenda», écrivait fort à propos Keynes dans Essais de
persuasion, publié en 1936 et qui reste d’une actualité brûlante. Lorsque les
deux viennent à manquer, les chances de réformes sont compromises.
Que les
délais ne soient pas respectés, que les Actes ne soient pas joués dans l’ordre,
que les bons acteurs ne soient pas au rendez-vous, cela n’inquiète pas outre
mesure «la maison de l’obéissance », comme dit Abdelhamid Mehri. L’essentiel est
que la même pièce continue d’être jouée. Jusqu’à l’usure.
A. B.
(*) Raymond Barre, Contribution d’un économiste à la réflexion de juristes sur le rôle de l’Etat dans le développement de l’économie, in Le rôle de l’Etat dans le développement de l’économie, approches nationales, ed. Bruylant, Bruxelles. Notre contribution Algérie, de 1986 à nos jours dont est tirée la substance de ce bilan des réformes de la décennie 1990, figure dans ce même recueil.
(**) Jules Thibault, Après le printemps arabe : priorité Maghreb, Fondation Jean- Jaurès/Orion-Observatoire de la défense, 10 octobre 2011. www.jean-jaures.org