By Ammar Belhimer in le Soir d'Algérie
Michel Rogalski, économiste, directeur de la revue
Recherches internationales, revient sur l’histoire récente des révoltes arabes
pour fixer «les nuages qui menacent ce qu’ont été ces formidables soulèvements
sociaux et populaires» et pour, à côté d’une «joie indicible», exprimer des
inquiétudes(*).
Que des dictatures aient volé en éclats n’absout pas de toute
critique les équipes, essentiellement fondamentalistes, qui leur ont succédé
avec le soutien d’un Occident en quête d’autorité et de fermeté à l’endroit de
populations rebelles.
Au grand dam de l’Occident et de ses soutiens, rien
n’est joué et ces populations ne sont pas près de se satisfaire d’un ravalement
idéologique de façade, quels que soient les sacro-saints principes dont il se
pare. Rogaliski met en garde contre toute approche fixiste. Les jeux sont loin
d’être faits : «Ce qui s’est produit n’est pas réductible à une parenthèse et
il n’est au pouvoir de personne de siffler la fin de la récréation ou le clap
de fin de partie.»
La déception provoquée est à la hauteur du sacrifice
et nombre d’acteurs se consoleront à l’idée que ce n’est pas rien d’avoir
vaincu la docilité et la peur : «Le dentifrice ne rentrera plus dans le tube.
Mais ayons garde qu’il ne soit piétiné, car les pesanteurs, la soif de revanche
et les ambitions tapies dans l’ombre pourraient coaguler dans un sens tout à
fait opposé au mouvement émancipateur d’origine.»
On pourra ne pas partager la sincérité ou la
spontanéité de la volonté émancipatrice qu’il attribue au mouvement, du moins à
ses origines, mais on rejoindra sans réserve ses appels à la «vigilance», avec
«ses exigences qui imposent de resituer les événements dans la temporalité de
l’évolution d’une zone culturelle et stratégique». La trajectoire
«révolutionnaire» d’origine n’a-t-elle pas plié «sous l’impact de délitement et
d’implosion internes et d’ingérences extérieures ?»
Avec la prudence ou la nuance qui sied à l’analyse de
processus qui n’ont pas encore, loin de là, consommé tous leurs effets et livré
tous leurs secrets, Rogalski avertit : «Des tendances et des enjeux se sont
confirmés et surplombent aujourd’hui l’évolution de l’ensemble de la région
arabo-musulmane. »
Rappelant l’étonnante facilité d’effondrement des
anciennes dictatures militaires, «selon des modalités aussi peu conformes aux
schémas traditionnels de la vie politique», il relève l’absence d’ingrédients
classiques de basculement : leader reconnu, formes organisées s’incarnant dans
un parti ou une structure militante, programme, accumulation de luttes de
masse.
La revendication est partout limitée au «départ des
despotes et la fin de l’humiliation».
La reconstruction politique et institutionnelle
atteste d’un «cortège d’ingérences et de manœuvres». Un rôle central, moteur y
revient aux forces islamistes qui contrôlent le champ politique en raison aussi
bien de leur activisme dans des activités de piété que de l’image de martyrs
qu’elles se sont forgée dans leur opposition aux dictatures déchues.
Contrairement aux apparences, le soutien que leur
apportent les monarchies pétrolières leur procure de l’assurance et les met à
l’abri des besoins financiers immédiats, même si cela n’est pas sans
contreparties.
Ce qui était invisible apparaît au grand jour, dans
toute sa complexité, au prix de quelques reniements parfois : «Un des effets
des printemps arabes est d’avoir révélé comme incontournable dans la région la
centralité des Frères musulmans, souvent flanqués de salafistes refusant le
cadre électoral pour la prise du pouvoir et prônant le recours à la violence.
L’objectif des deux formations restant assez voisin dans leur volonté
d’appliquer l’essentiel des principes de la Charia à toute la société. Très
vite, des consultations s’organisèrent. Processus constituant ici, législatives
là. Partout, le résultat fut le même. Raz-de-marée «islamiste», percée faible
des forces laïques, progressistes et émancipatrices. Mais surtout organisation
structurée d’un côté et émiettement, divisions ou joyeuse anarchie de l’autre.
Combat inégal dont l’issue n’est pas forcément écrite d’avance, mais qui
nourrit néanmoins de sérieuses inquiétudes.»
Evoquant «une zone fortement perturbée», il estime
qu’elle a connu «les pires dérives» en quelques décennies. Ces dérives ont
affecté un fonds révolutionnaire porteur de grands espoirs déçus : «Vaste
ensemble de libérations et de constructions nationales, marquée par un fort
sentiment anti-impérialiste, cette zone a été dévastée par plusieurs guerres.
Le mouvement national a été défait. Les forces progressistes ou marxistes qui y
jouèrent un rôle important dans les décennies cinquante et soixante ont été
partout l’objet d’une répression féroce et furent ciblées comme ennemi
principal par les forces obscurantistes et religieuses qui montaient.»
Dans cette régression, il y a des vérités qu’il ne
faut pas taire ou pardonner : «L’islam politique et intégriste a tué plus
d’Arabes que d’Occidentaux. Le nouveau panorama politique qui émergea substitua
à l’ancienne grille de lecture de nouvelles lignes de forces organisées sur un
schéma qui fait la part belle aux affrontements ethnico-religieux.»
La nouvelle grille de lecture qui prévaut partout,
notamment de l’extérieur, «traduit la prise en otage par l’islamisme des
conflits nationaux, ethniques, sociaux».
Sur cette trame, plus ou moins préfabriquée, est né
«un vaste champ d’intervention militaire et de recompositions et d’ingérences
politiques».
Qui perd le nord, cherche l’intérêt, disait Lénine.
Les puissances impérialistes ont réussi à redessiner la carte héritée de la
colonisation parce qu’elle contrariait leurs intérêts en certains endroits :
«Partout où les armes tonnent les États s’affaiblissent et sont livrés aux
rivalités claniques avec lesquelles le business et les contrats prospèrent à
l’ombre de paix fragiles. L’Irak et la Libye sont pillés par les affairistes
peu scrupuleux qui s’entendent avec les potentats locaux. La Somalie est
devenue un État failli abandonné aux bandes rivales se réfugiant dans
l’enlèvement et la piraterie. Le Sahel est en passe de se transformer en une
vaste zone d’insécurité dont l’attention ne se portera bientôt plus que sur
quelques îlots de ressources hautement sécurisés sans considération pour
l’océan de misère qui l’entoure. Dans cette région, impérialisme, chaos et
islamisme vont de pair, au grand malheur des populations.»
Impérialisme, chaos et islamisme politique militant
sont ainsi les trois faces d’une même pièce qui vise à soumettre les
populations par la terreur des nouveaux pouvoirs et la montée des violences qui
les accompagne : «Des milices paramilitaires répressives apparaissent, tant en
Égypte qu’en Tunisie. Elles sèment la peur et tentent d’imposer un ordre
nouveau dans l’espace public en s’attaquant aux libertés individuelles. Comme
en Iran, des comités de bonnes mœurs surgissent en appelant aux principes
religieux. Un pas nouveau, avec l’assassinat politique d’un leader de la gauche
tunisienne, a été franchi. Le message est clair. Les progressistes doivent
comprendre que le temps est désormais venu que s’instaure un pouvoir islamiste,
par les urnes ou par la force, et que le «printemps» doit vite être oublié.
Depuis quelques années, un tel modèle s’est mis en place au Maroc, en Turquie,
en Iran, au Soudan, dans le Golfe. Les pressions sont fortes pour orienter les
«révoltes arabes» dans ce sens.»
«On veut encore croire que tout n’est pas joué. Et
notamment que l’immense espoir qui s’est levé pour plus de liberté et de
dignité ne restera pas sans lendemain», conclut l’auteur. Sans conviction.
(*) Michel Rogalski, Printemps arabe : le dentifrice
ne rentrera plus dans le tube, http://www.gabrielperi.fr/Printe
mps-arabes-Le-dentifrice-ne