By Philippe Aghion, Article
paru in Le Monde du 14.04.12
Peut-on éviter à la France des années de croissance faible, comme au Japon ?
propos recueillis par
Claire Guélaud
La France doit
réduire ses déficits pour soutenir les PME innovantes, l'éducation et la
recherche, affirme Philippe Aghion, un économiste consulté par François
Hollande
Philippe Aghion, 55 ans,
est professeur d'économie à l'université Harvard (Etats-Unis). Membre du
Conseil d'analyse économique, dont il a rédigé plusieurs rapports, coauteur de
Repenser l'Etat (Le Seuil, 2011) avec Alexandra Roulet, il fait partie des
économistes consultés par François Hollande, candidat socialiste à l'élection
présidentielle. Spécialiste de la croissance et de l'innovation, il plaide,
contre une partie de la gauche, en faveur d'un choc d'offre.
Peut-on éviter à la France des années de croissance faible, comme au Japon ?
Vous avez raison d'évoquer
le Japon. Voilà un pays qui était doté d'institutions adaptées à une économie
dont la croissance était fondée sur l'imitation et le rattrapage plutôt que sur
l'innovation : des marchés relativement rigides, une économie dominée par de
gros conglomérats, un système de décisions opaque et hiérarchique, un
enseignement supérieur et une recherche pas assez performants. Comme le Japon,
la France peine à passer d'une économie de rattrapage à une économie de la
connaissance et de l'innovation, alors qu'elle a des atouts : d'excellents
chercheurs, une natalité forte, des entreprises à la frontière technologique
dans plusieurs secteurs (nucléaire, aéronautique...). Mais elle doit surmonter
ses rigidités.
De quelles rigidités
souffre notre pays ?
La France demeure
largement une société de connivences et de privilèges, ralentie par son
corporatisme et la défiance de ses citoyens. Elle peine à réformer ses
institutions et ses modes d'organisation. Nos dirigeants d'entreprise sont trop
souvent issus des grandes écoles, alors qu'ailleurs l'expérience et la
promotion interne jouent un rôle prépondérant. Notre système éducatif n'offre
pas de seconde chance. C'est tout cela qu'il faut changer.
Le président élu le 6
mai devra-t-il soutenir la demande des ménages ou créer un choc d'offre ?
Dans une économie où la
demande se porte vers les produits moins chers et de meilleure qualité, d'où
qu'ils viennent, la priorité est de restaurer notre compétitivité. Notre
déficit commercial est de 70 milliards d'euros, nos parts de marché dans le
monde se sont fortement réduites depuis dix ans pendant que l'Allemagne
maintenait les siennes. Nous n'avons pas d'autre solution que le choc d'offre.
Il suppose notamment une nouvelle politique industrielle, une aide soutenue aux
PME innovantes et des baisses de charges pour les entreprises exposées à la
concurrence.
Les marges de manoeuvre
budgétaires du prochain gouvernement seront faibles. Quelles devront être ses
priorités ?
Pour créer un choc
d'offre, il devra privilégier des leviers de croissance tels que l'éducation,
l'université, la formation, le financement des équipements de laboratoire, etc.
Et soutenir les secteurs porteurs comme le numérique, l'énergie verte, la
pharmacie et les biotechnologies, où les aides sectorielles d'Etat peuvent
s'avérer cruciales. Mais attention ! La politique industrielle doit stimuler la
concurrence, pas la supprimer. Il faut aussi mettre en place les mécanismes
(évaluations, cofinancements public-privé...) garantissant que les
investissements publics, s'ils se révèlent infructueux, ne seront pas
poursuivis indéfiniment.
Mais la gauche est
plutôt attendue sur les salaires et la consommation...
Pour une social-démocratie
désireuse de se moderniser, les pays scandinaves montrent la voie. A la suite
de la crise financière qu'ils ont connue dans les années 1990, ils se sont
engagés dans une politique de l'offre et ont beaucoup réformé : leur marché du
travail est devenu plus flexible, leur fiscalité plus incitative, une réduction
énergique de la dépense publique a permis leur désendettement. Parallèlement,
ces pays ont maintenu la qualité de leurs systèmes éducatif et de santé, et ils
ont veillé à ce que les efforts soient justement répartis et à ne laisser
personne sur le bord de la route. Ces succès sont pris au sérieux par plusieurs
dirigeants de gauche, pas par tous malheureusement !
A quelles conditions
une politique de l'offre peut-elle être politiquement et socialement acceptable
?
A trois conditions. La
première est qu'elle soit efficace, donc qu'elle produise des résultats
tangibles en matière de croissance et d'emplois. La deuxième est qu'elle soit
juste, et que son financement repose sur des hausses d'impôts et des réductions
de dépenses équitablement réparties. La troisième est qu'elle soit transparente
: ciblage ne doit pas devenir synonyme de copinage, d'où l'importance d'avoir
un Etat impartial, avec des médias et une justice indépendants, et des
organismes d'évaluation des politiques publiques bien dotés et à la disposition
du Parlement. Dans ce domaine, la France est à la traîne.
Un des problèmes
français est l'insuffisance de l'investissement privé. Comment y remédier ?
Le taux d'investissement
de nos PME, en effet, est de 12,1 % contre 16 % en Allemagne. L'une des raisons
de ce retard est le rétrécissement des marges bénéficiaires des entreprises
françaises ces dernières années. Pour y remédier, et en attendant que les
crédits et subventions à l'innovation portent leurs fruits, il faut réduire les
coûts des entreprises les plus exposées à la concurrence. Comment ? En
compensant les baisses de charges qui leur seront accordées non par une hausse
de la TVA, ce qui ampute le pouvoir d'achat des consommateurs, mais plutôt par
une augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG).
L'Etat peut-il soutenir
la croissance tout en réduisant le déficit public ?
Il le peut à plusieurs
conditions : devenir stratège et réformer la fiscalité. Un Etat stratège est un
Etat qui sait tailler dans certaines dépenses pour mieux cibler ses
investissements sur les secteurs d'avenir.
Quelles dépenses
peut-on réduire ?
Je vois deux sources
d'économies potentielles. Tout d'abord, les doublons administratifs : à titre
d'exemple, la fusion département-intercommunalité pour Lille, Lyon, Marseille
ainsi que pour Paris et la première couronne permettrait d'économiser jusqu'à
20 000 postes de fonctionnaires territoriaux. De même, le transfert total des
grandes compétences économiques des directions déconcentrées vers le couple
région-métropole permettrait d'économiser plusieurs dizaines de milliers de
postes supplémentaires.
Réduire le déficit de
l'assurance-maladie est nécessaire et possible. Augmenter la proportion de
médicaments génériques de 18 % à 30 %, par exemple, c'est économiser 2,5
milliards. Il faut aussi développer la médecine ambulatoire et
l'hospitalisation à domicile. L'alignement des durées d'hospitalisation sur la
moyenne OCDE rapporterait 2 milliards.
Ne pas remplacer un
fonctionnaire sur deux qui part à la retraite, c'est bien ?
C'est une règle aveugle,
qui ne tient pas compte de l'existence de besoins différenciés. Dans
l'éducation, il ne faut certainement pas réduire les effectifs, mais ailleurs
on peut, sans grand dommage, appliquer une règle plus drastique que le « 1 sur
2 ».
Pourquoi et comment
faut-il réformer notre système fiscal français ?
Notre fiscalité est
opaque, compliquée et injuste. Selon le Conseil des impôts, la France est un
des pays qui comptent le plus de niches fiscales. Avec le résultat que l'on
sait : alors que le taux moyen d'imposition devrait croître avec le revenu,
l'inverse se produit. Il n'est que de 24,4 % pour les mille contribuables les
plus aisés et tombe à moins de 20 % pour les dix les plus riches. Or une
fiscalité juste est souhaitable non seulement d'un point de vue éthique mais
aussi pour l'efficacité économique. Elle ralentit la constitution de fortunes
dynastiques qui conduit à une exclusion sociale « par le haut », et accroît le
consentement à l'impôt. Par ailleurs, restaurer nos recettes publiques, qui ont
été réduites de près de 3 points de produit intérieur brut (PIB) depuis 1999,
est central. Pour cela, il faut élargir l'assiette de l'impôt sur les sociétés
et supprimer les niches fiscales pour les grands groupes.
L'innovation
relève-t-elle d'un traitement fiscal particulier ?
Tout le problème d'une
fiscalité moderne est de concilier justice et incitations à l'innovation. En effet,
ce qui conduit certains individus à prendre des risques et à innover, c'est en
partie l'espoir de gagner de l'argent. Il ne faut donc pas traiter de la même
façon la fiscalité de l'innovation et celle de la rente de situation. Les
Suédois l'ont très bien compris lorsqu'en 1991, ils ont introduit une taxation
forfaitaire à 30 % sur les revenus du capital productif et sur les sociétés,
tout en baissant le taux marginal de la tranche supérieure de l'impôt sur le
revenu de 88 % à 55 %. L'effet a été radical : le nombre annuel de brevets a
nettement augmenté et le taux de croissance moyen s'est rapproché de 3 % par
an.