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mardi 24 avril 2012

"La priorité est de restaurer notre compétitivité"

By Philippe Aghion, Article paru in Le Monde  du 14.04.12
propos recueillis par Claire Guélaud

La France doit réduire ses déficits pour soutenir les PME innovantes, l'éducation et la recherche, affirme Philippe Aghion, un économiste consulté par François Hollande

Philippe Aghion, 55 ans, est professeur d'économie à l'université Harvard (Etats-Unis). Membre du Conseil d'analyse économique, dont il a rédigé plusieurs rapports, coauteur de Repenser l'Etat (Le Seuil, 2011) avec Alexandra Roulet, il fait partie des économistes consultés par François Hollande, candidat socialiste à l'élection présidentielle. Spécialiste de la croissance et de l'innovation, il plaide, contre une partie de la gauche, en faveur d'un choc d'offre.



Peut-on éviter à la France des années de croissance faible, comme au Japon ?

Vous avez raison d'évoquer le Japon. Voilà un pays qui était doté d'institutions adaptées à une économie dont la croissance était fondée sur l'imitation et le rattrapage plutôt que sur l'innovation : des marchés relativement rigides, une économie dominée par de gros conglomérats, un système de décisions opaque et hiérarchique, un enseignement supérieur et une recherche pas assez performants. Comme le Japon, la France peine à passer d'une économie de rattrapage à une économie de la connaissance et de l'innovation, alors qu'elle a des atouts : d'excellents chercheurs, une natalité forte, des entreprises à la frontière technologique dans plusieurs secteurs (nucléaire, aéronautique...). Mais elle doit surmonter ses rigidités.

De quelles rigidités souffre notre pays ?

La France demeure largement une société de connivences et de privilèges, ralentie par son corporatisme et la défiance de ses citoyens. Elle peine à réformer ses institutions et ses modes d'organisation. Nos dirigeants d'entreprise sont trop souvent issus des grandes écoles, alors qu'ailleurs l'expérience et la promotion interne jouent un rôle prépondérant. Notre système éducatif n'offre pas de seconde chance. C'est tout cela qu'il faut changer.

Le président élu le 6 mai devra-t-il soutenir la demande des ménages ou créer un choc d'offre ?

Dans une économie où la demande se porte vers les produits moins chers et de meilleure qualité, d'où qu'ils viennent, la priorité est de restaurer notre compétitivité. Notre déficit commercial est de 70 milliards d'euros, nos parts de marché dans le monde se sont fortement réduites depuis dix ans pendant que l'Allemagne maintenait les siennes. Nous n'avons pas d'autre solution que le choc d'offre. Il suppose notamment une nouvelle politique industrielle, une aide soutenue aux PME innovantes et des baisses de charges pour les entreprises exposées à la concurrence.

Les marges de manoeuvre budgétaires du prochain gouvernement seront faibles. Quelles devront être ses priorités ?

Pour créer un choc d'offre, il devra privilégier des leviers de croissance tels que l'éducation, l'université, la formation, le financement des équipements de laboratoire, etc. Et soutenir les secteurs porteurs comme le numérique, l'énergie verte, la pharmacie et les biotechnologies, où les aides sectorielles d'Etat peuvent s'avérer cruciales. Mais attention ! La politique industrielle doit stimuler la concurrence, pas la supprimer. Il faut aussi mettre en place les mécanismes (évaluations, cofinancements public-privé...) garantissant que les investissements publics, s'ils se révèlent infructueux, ne seront pas poursuivis indéfiniment.

Mais la gauche est plutôt attendue sur les salaires et la consommation...

Pour une social-démocratie désireuse de se moderniser, les pays scandinaves montrent la voie. A la suite de la crise financière qu'ils ont connue dans les années 1990, ils se sont engagés dans une politique de l'offre et ont beaucoup réformé : leur marché du travail est devenu plus flexible, leur fiscalité plus incitative, une réduction énergique de la dépense publique a permis leur désendettement. Parallèlement, ces pays ont maintenu la qualité de leurs systèmes éducatif et de santé, et ils ont veillé à ce que les efforts soient justement répartis et à ne laisser personne sur le bord de la route. Ces succès sont pris au sérieux par plusieurs dirigeants de gauche, pas par tous malheureusement !

A quelles conditions une politique de l'offre peut-elle être politiquement et socialement acceptable ?

A trois conditions. La première est qu'elle soit efficace, donc qu'elle produise des résultats tangibles en matière de croissance et d'emplois. La deuxième est qu'elle soit juste, et que son financement repose sur des hausses d'impôts et des réductions de dépenses équitablement réparties. La troisième est qu'elle soit transparente : ciblage ne doit pas devenir synonyme de copinage, d'où l'importance d'avoir un Etat impartial, avec des médias et une justice indépendants, et des organismes d'évaluation des politiques publiques bien dotés et à la disposition du Parlement. Dans ce domaine, la France est à la traîne.

Un des problèmes français est l'insuffisance de l'investissement privé. Comment y remédier ?

Le taux d'investissement de nos PME, en effet, est de 12,1 % contre 16 % en Allemagne. L'une des raisons de ce retard est le rétrécissement des marges bénéficiaires des entreprises françaises ces dernières années. Pour y remédier, et en attendant que les crédits et subventions à l'innovation portent leurs fruits, il faut réduire les coûts des entreprises les plus exposées à la concurrence. Comment ? En compensant les baisses de charges qui leur seront accordées non par une hausse de la TVA, ce qui ampute le pouvoir d'achat des consommateurs, mais plutôt par une augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG).

L'Etat peut-il soutenir la croissance tout en réduisant le déficit public ?

Il le peut à plusieurs conditions : devenir stratège et réformer la fiscalité. Un Etat stratège est un Etat qui sait tailler dans certaines dépenses pour mieux cibler ses investissements sur les secteurs d'avenir.

Quelles dépenses peut-on réduire ?

Je vois deux sources d'économies potentielles. Tout d'abord, les doublons administratifs : à titre d'exemple, la fusion département-intercommunalité pour Lille, Lyon, Marseille ainsi que pour Paris et la première couronne permettrait d'économiser jusqu'à 20 000 postes de fonctionnaires territoriaux. De même, le transfert total des grandes compétences économiques des directions déconcentrées vers le couple région-métropole permettrait d'économiser plusieurs dizaines de milliers de postes supplémentaires.

Réduire le déficit de l'assurance-maladie est nécessaire et possible. Augmenter la proportion de médicaments génériques de 18 % à 30 %, par exemple, c'est économiser 2,5 milliards. Il faut aussi développer la médecine ambulatoire et l'hospitalisation à domicile. L'alignement des durées d'hospitalisation sur la moyenne OCDE rapporterait 2 milliards.

Ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux qui part à la retraite, c'est bien ?

C'est une règle aveugle, qui ne tient pas compte de l'existence de besoins différenciés. Dans l'éducation, il ne faut certainement pas réduire les effectifs, mais ailleurs on peut, sans grand dommage, appliquer une règle plus drastique que le « 1 sur 2 ».



Pourquoi et comment faut-il réformer notre système fiscal français ?

Notre fiscalité est opaque, compliquée et injuste. Selon le Conseil des impôts, la France est un des pays qui comptent le plus de niches fiscales. Avec le résultat que l'on sait : alors que le taux moyen d'imposition devrait croître avec le revenu, l'inverse se produit. Il n'est que de 24,4 % pour les mille contribuables les plus aisés et tombe à moins de 20 % pour les dix les plus riches. Or une fiscalité juste est souhaitable non seulement d'un point de vue éthique mais aussi pour l'efficacité économique. Elle ralentit la constitution de fortunes dynastiques qui conduit à une exclusion sociale « par le haut », et accroît le consentement à l'impôt. Par ailleurs, restaurer nos recettes publiques, qui ont été réduites de près de 3 points de produit intérieur brut (PIB) depuis 1999, est central. Pour cela, il faut élargir l'assiette de l'impôt sur les sociétés et supprimer les niches fiscales pour les grands groupes.

L'innovation relève-t-elle d'un traitement fiscal particulier ?

Tout le problème d'une fiscalité moderne est de concilier justice et incitations à l'innovation. En effet, ce qui conduit certains individus à prendre des risques et à innover, c'est en partie l'espoir de gagner de l'argent. Il ne faut donc pas traiter de la même façon la fiscalité de l'innovation et celle de la rente de situation. Les Suédois l'ont très bien compris lorsqu'en 1991, ils ont introduit une taxation forfaitaire à 30 % sur les revenus du capital productif et sur les sociétés, tout en baissant le taux marginal de la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu de 88 % à 55 %. L'effet a été radical : le nombre annuel de brevets a nettement augmenté et le taux de croissance moyen s'est rapproché de 3 % par an.