En 2006, l'Indien Lakshmi Mittal s'empare d'Arcelor. En 2008, l'Egyptien Nassef Sawiris devient le deuxième actionnaire de Lafarge. En 2011, le Brésilien Abilio Diniz se projette en principal actionnaire de Carrefour. Jusqu'où les « tycoons » des pays émergents vont-ils marquer de leur empreinte les tours de table du CAC 40 ? Pour l'instant, le phénomène a plus de résonance médiatique que de consistance statistique. La Banque de France mesure chaque année le taux de détention par les non-résidents des sociétés de l'indice. Elle vient de le chiffrer à 42,4 % à fin 2010, dont seulement 3,5 % par des investisseurs n'appartenant ni à la zone euro ni aux autres grands pays développés. La présence d'administrateurs « émergents », à peine une vingtaine, n'est guère plus visible dans les conseils du CAC 40. Mais, derrière ces prémices, une tendance lourde s'affirme. Plus les sociétés du CAC 40 deviendront mondiales et capteront la croissance des pays neufs, plus elles devront s'ouvrir à leurs hommes et à leurs capitaux. Et cela ne se passera pas toujours sans heurt.
Cela fait maintenant huit ans qu'Abilio Diniz siège au conseil de Casino ! Qui le savait ? Le copropriétaire de la Companhia Brasileira de Distribuiçao, coleader de la distribution au Brésil, est toujours présenté comme « l'associé local » de Jean-Charles Naouri, président et principal actionnaire d'un groupe Casino très performant, mais qui ne figure que dans l'antichambre de l'indice parisien. Une position bien effacée pour un homme qui ne paraît pas ses soixante-quatorze ans et occupe une place exceptionnelle sur la scène politique et économique d'un géant du monde nouveau.
L'assaut éclair et réussi de la famille fondatrice de Mittal Steel sur Arcelor marque l'avant et l'après de l'exposition de l'élite des entreprises françaises au capitalisme émergent. Là où, trois ans plus tôt, Pechiney, « champion national » de la filière aluminium, était tombé avec le minimum de résistance sous contrôle nord-américain, le sidérurgiste se croyait intouchable. Son leadership mondial des aciers haut de gamme, sa triple nationalité française, espagnole et luxembourgeoise, ses positions aux Etats-Unis et au Brésil faisaient référence dans une Europe qui avait beaucoup douté de (et payé pour) sa sidérurgie. Cette posture aristocratique fut balayée par la vision totalement mondiale de l'entrepreneur indien, militant d'une intégration verticale, des mines aux laminoirs et hauts-fourneaux, et horizontale, entre le monde développé et les marchés émergents. En prime, Lakshmi Mittal démontrait à un establishment français stupéfait que l'on pouvait être un milliardaire non occidental sans naître roi du pétrole, Indien et rompu aux pratiques anglo-saxonnes, stratège en industrie sans sortir de l'X.
L'épisode aurait pu et dû provoquer une prise de conscience de la poussée d'ambitions et de la soif de reconnaissance venant des acteurs du Sud. Il n'en a (presque) rien été. L'attention est restée focalisée sur les schémas habituels. Par exemple, l'OPA imminente de PepsiCo sur Danone dont la rumeur a circulé tout l'été 2005, ou encore la fusion de GDF et Suez organisée dans l'urgence début 2006 pour contrer les visées de l'italien Enel. C'était peut-être se tromper de siècle. Là où d'aucuns redoutaient leur passage sous contrôle direct étranger, les groupes français sont plus prosaïquement restés soumis au « soft power » d'actionnaires institutionnels internationaux. Danone n'a toujours pas d'actionnaire de référence, L'Oréal n'est pas passé dans le giron de Nestlé, Schneider dans celui de Siemens, ABB ou General Electric, Technip fait toujours face à l'italien Saipem, etc.
Le seul groupe qui ait volontairement fait entrer une figure du nouveau capitalisme au sommet de sa gouvernance reste Lafarge. Deuxième actionnaire (13,9 %) derrière le belge Albert Frère (21,1 %) depuis qu'il a apporté au français Orascom Cement, présent au conseil où il participe aux comités de gouvernance et des rémunérations, Nassef Sawiris s'est révélé un partenaire réactif. A peine dix-huit mois après leur apport, lui et sa famille ont suivi l'augmentation de capital lancée par Lafarge à l'hiver 2009, à un moment où la visibilité était très mauvaise. Cette stabilité de l'engagement n'est pas le moindre des atouts que peuvent offrir les familles industrielles émergentes, surtout comparée à la mobilité des investisseurs étrangers financiers : la baisse de la part qu'ils occupent au capital du CAC 40 est là pour le montrer. Quand on sait la place que tient le sac de ciment dans les économies les plus pauvres, la présence d'un actionnaire « différent » au sommet d'un leader mondial peut s'avérer un actif précieux.
Le plus surprenant est que l'exemple de Lafarge n'ait pas été suivi, en particulier par les groupes dont l'essentiel des marges de croissance se situe dans les pays émergents. Et qui doivent s'attendre à ce que les pouvoirs nationaux deviennent plus attentifs à leurs intérêts stratégiques, leurs priorités domestiques, leurs propres entrepreneurs. Les Français devraient d'autant mieux comprendre ce phénomène que leur propre histoire économique est faite de champions nationaux, de secteurs réservés, de patrons bien introduits. La tendance est en tout cas déjà bien intégrée par des investisseurs professionnels. Les gérants spécialisés vous expliquent ainsi qu'entre deux sociétés européennes exposées aux émergents, ils préfèrent la moyenne, car la géante, trop visible sur le radar des politiques, perdra un jour ou l'autre sa liberté de manoeuvre. Richard Titherington, responsable à Londres de tous les fonds JP Morgan investis dans les Bourses « émergentes », est encore plus radical. « Les ‘‘blue chips'' européennes, supposées offrir le meilleur des deux mondes - la gouvernance occidentale, la vitalité des pays neufs -, sont de faux choix, car elles finiront par perdre des parts de marché. L'histoire montre que les acteurs domestiques sont toujours privilégiés. » Dans dix ans, le poids de Casino et de Carrefour dans l'économie brésilienne aura-t-il augmenté ou diminué ? C'est la question que pose à sa façon Abilio Diniz.