By Zakya Daoud
Plus les bouleversements dans le monde arabe s’étendent et s’approfondissent, plus la politique de la France à leur égard est critiquable et critiquée au point de devenir un cas d’école.
Tout a commencé avec la Tunisie et les faux pas de l’ex-ministre des Affaires étrangères, qui propose, presque innocemment, l’aide policière française (d’ailleurs assortie du matériel adéquat) pour mâter la rébellion commençante contre Ben Ali et qui, ensuite, s’enferre dans des voyages, des jets privés, des coups de téléphone et des achats d’appartement, démontrant une compromission avec un régime autoritaire en train de faire tirer sur son peuple d’autant plus gênante qu’elle est ancienne, profonde et devenue si habituelle, donc banalisée, que les gouvernants français ont du mal, vraiment, à la considérer comme une faute.
Dans Le Monde (18/2/011), l’intellectuel et journaliste Larbi Chouikha explique combien les Tunisiens se sont sentis humiliés devant cette complicité au point d’avoir obligé leur ministre des Affaires étrangères de transition à démissionner pour avoir fait, imprudemment, l’apologie de celle qu’on n’appelle plus que MAM et qui n’est plus que ridicule. Mais il faut croire que les fonds n’étaient pas encore atteints puisque le nouvel ambassadeur de France au pays du jasmin a oublié cet adage diplomatique : «pour être diplomate il ne suffit pas d’être bête, encore faut-il être poli» (Gérard Errera, Le Monde 16/2/011) et a par ses emportements peu diplomatiques suscité l’ire des Tunisiens qui ont manifesté contre lui. Quant à l’Egypte, l’essentiel, toujours dans le non-dit, est, à Paris, la crainte des Frères musulmans et le respect du traité de paix israélo-égyptien de 1979, la même année que celle de «la révolution iranienne»!
Mais au-delà de cette grave défaillance des politiques français qui ont tellement pratiqué la politique de bon voisinage et de voyage de vacances, il y a aussi le silence assourdissant des intellectuels français, d’habitude si prolixes de leurs conseils et de leurs commentaires quand la démocratie et les droits de l’homme leur paraissent en danger. Les Arabes, parce qu’ils sont des Arabes, ont du pétrole et sont en guerre, théorique, contre Israël, n’auraient-ils pas droit, eux aussi à une meilleure gouvernance et à un meilleur niveau de vie, ce qu’ils réclament avec les slogans de liberté, justice et démocratie?
Il faut croire en tout cas que cela n’intéresse pas les têtes pensantes germanopratines qui préfèrent dénoncer les risques de dérapage à l’iranienne, comme en 1979, sans aucune certitude d’ailleurs, sinon de rappeler les dérives à l’époque du philosophe Michel Foucault, pour éviter de se prononcer et donc dissimuler cette prétendue crainte sous celle bien plus réelle d’une déferlante migratoire et d’une augmentation des prix du pétrole…les deux choses étant d’ailleurs en cours.
Cette impotence européenne, et française en particulier, cette dérive gouvernementale qui fait fi de toute réserve au profit des intérêts particuliers, cette impossibilité de comprendre, ce refus d’agir, cet aveuglement, ces connivences ridicules et petites, sont-ils si nouveaux qu’il faille s’en étonner?
En fait, que la France ait depuis longtemps perdu la main comme on dit, rien de vraiment nouveau, mais jusqu’alors on avait le sentiment qu’elle avait su donner encore le change et que la politesse masquait encore l’incompétence. Cette relative décence a, aujourd’hui, volé en éclats.
C’était en 1992, il y a 19 ans. Pour une revue, malheureusement aujourd’hui disparue, Panoramiques, j’avais animé un numéro intitulé «les malaises franco- arabes de A à Z», qui passait au crible tous les aspects des relations franco-arabes de l’époque. A la rubrique O, comme ordre international, j’avais interviewé Ghassan Salamé, politologue, alors professeur à Sciences Po de Paris et qui deviendra par la suite ministre de la Culture au Liban. Ce n’est pas sans amusement et sans intérêt que l’on peut relire aujourd’hui cette interview.
Ghassan Salamé, voit, avec distance et une relative indifférence, trois étapes dans les relations franco-arabes. La première est celle de l’Europe chrétienne et des malentendus, de la bataille de Poitiers, aux Croisades, en passant par les différentes phases de la colonisation/décolonisation (voir encadré). Malentendus en ce sens que sur les deux rives, ces évènements sont vus de manière totalement différente.
La deuxième étape est, pour lui, la France de De Gaulle, postcoloniale, qui suscite des espoirs, en ce qu’elle a des initiatives fortes dans le monde arabe et qu’elle s’oppose à l’hégémonie américaine, créant une autre alternative que le conflit est-ouest de l’époque. (On pourrait y ajouter, dans la même ligne, le refus de Chirac, en 2003, d’entrer dans la deuxième guerre du Golfe).
La troisième étape commence pour lui en 1983-84 sous le gouvernement Fabius: la France perd le crédit des années 60/70, la politique internationale redevient bilatérale et la France un pays européen comme les autres, qui se commet, comme les autres, dans la première guerre du Golfe, de 1990, un véritable tournant.
Le conflit Est-Ouest s’est terminé par la chute de l’Union soviétique, la direction est incontestablement américaine, le grand problème devient le sud de la Méditerranée et sa possible invasion sur l’Europe avec l’émigration, bien au-delà et au-dessus de toute idéologie revendiquée. C’est déjà, bien qu’encore non avouée, une dérive néoconservatrice d’une partie de l’intelligentsia parisienne. Les intellectuels français délaissent clairement le tiers-mondisme et s’alignent sur Washington, y compris ceux dits de gauche. Le paternalisme et l’humanitaire suppléent à la politique, les idéaux sont déjà amplement trahis. C’est Pascal Brukner et Le sanglot de l’homme blanc, avec une influence intellectuelle qui se réduit. L’attitude critique domine, le racisme et la xénophobie pointent contre les Arabes, relève Ghassan Salamé, et les états d’âme étalés dans les médias sont, dit-il, «insupportables à voir et à sentir» (aujourd’hui, de tels états d’âme sont d’ailleurs devenus inexistants). Là, dit-il, les intellectuels, fascinés par l’Amérique, ont précédé les politiques.
Le cynisme et la diabolisation des Arabes s’en suivent et ceux qui ne sont pas dans cette ligne ne sont pas plus recommandables dans le sens où leurs prises de position politiques servent leurs intérêts hexagonaux, ce qui est encore le cas aujourd’hui, bien qu’Internet, Facebook et WikiLeaks aient complètement changé la donne. Pour eux, la modernisation économique amènera tôt ou tard la revendication démocratique, ce qui fut le cas, comme on le voit aujourd’hui, mais pas avec les mêmes partenaires!
Sur l’autre rive, les dictateurs qui émergent réfutent les critiques de mauvaise gestion au prétexte de l’ingérence. Ils ont compris qu’il suffisait de payer et ils ont l’argent pour ce faire. Cela se traduit par une lente érosion de l’influence française (et de sa langue) non seulement au Moyen-Orient (où elle n’a plus aucun poids) mais encore dans un pré carré qui est le Maghreb. «J’assiste, dit Ghassan Salamé, à la fois apeuré et intéressé, à ce que j’appellerais «la levantinisation de la politique maghrébine». Il conseille donc à la France «d’européaniser son désintérêt au Maghreb», n’ayant plus les moyens d’intervenir au Proche-Orient. Le politologue voit là un mouvement inéluctable dont les Maghrébins ont tiré la leçon en diversifiant leurs relations, notamment vis-à-vis de l’Amérique.
«Le seul acquis français, dit-il, restera le poids de l’émigration maghrébine, supérieure à celle des autres pays européens et les problèmes particuliers des émigrés maghrébins en France».
Alors, ceci étant, et depuis 20 ans, les hésitations ridicules de MAM et les goujateries d’un diplomate dont le seul intérêt semble d’être arabisant, ne peuvent intéresser que le microcosme parisien, et encore. C’est peut-être triste à dire, mais c’est ainsi…
Zakya Daoud est une grande figure du journalisme et plus encore du militantisme au Maroc. Elle a été pendant 22 ans, de 1966 à 1988, la patronne de la revue Lamalif qu’elle avait fondée avec son époux. Elle a d’ailleurs écrit un livre sur cette époque «Les années Lamalif». Le ton particulier de Zakya Daoud est d’être toujours critique jamais négatif. Avec d’autres observateurs de la vie politique et sociale, ou seule, elle a écrit de nombreux ouvrages, dont un, très remarqué, sur Abdelkrim et la république du Rif. Un nouveau livre sur les Marocains de l’émigration devrait sortir incessamment.