Il y a plusieurs façons de spéculer. Celle des "allumés" de l'Apocalypse, qui prédisent la fin du monde le 21 ou le 22 décembre 2012 à partir du calendrier des postes mayas, est finalement d'une tonalité optimiste puisque Bugarach, petit village de l'Aude, devrait en réchapper, disent-ils. Un sauvetage annoncé qui attire, dans ce bourg de 200 âmes, les froussards qui parient sur la résistance de cette nouvelle arche de Noé.
Et puis il y a la spéculation sonnante et trébuchante, la vraie, celle qui a doublé en quelques jours le prix de l'oignon en Inde parce que les pluies ont été diluviennes dans les Etats du Gujarat et du Maharashtra, raréfiant le bulbe indispensable au poulet tikka massala.
Vingt mille manifestants ont dit leur colère dans les rues de New Delhi à l'appel du Bharatiya Janata Party (BJP, opposition). Celui-ci spécule sur le désamour électoral que pourrait valoir, l'an prochain, au gouvernement du Congrès cette inflation du cours d'un légume qui en a fait pleurer plus d'un.
Sentant le danger, le ministre de l'agriculture a aussitôt interdit l'exportation de l'oignon national et ramené à zéro la taxe sur son importation. Il spécule, lui, sur un retour à la normale grâce à la récolte du frère ennemi pakistanais.
On aurait tort de se gausser des malheurs légumiers de l'Inde, car ils sont la métaphore de ce qui nous attend : peut-être pas la fin du monde, mais tout de même plus grave qu'un épisode neigeux. Car, à l'exception du gaz non conventionnel que les schistes fournissent à profusion aux Etats-Unis, les prix de toutes les matières premières sont à la hausse dans le monde entier depuis six mois.
Le blé, le sucre, le cacao, le colza ou l'huile de palme, mais aussi le fer, le cuivre, les "terres rares" et même l'or, qui ne sert pourtant pas à grand-chose, s'envolent vers les sommets. Le bon vieux baril de pétrole est en passe de repasser au-dessus de la barre des 100 dollars.
"Le temps du monde fini" a bien commencé, comme l'annonçait Paul Valéry. Si la sécheresse en Russie affole les prix des céréales, si les trombes d'eau du phénomène météo de la Niña font bondir le cours du soja en Amérique latine, si une grève dans la mine de cuivre de Collahuasi, au Chili, propulse le cours du métal rouge à un record, c'est que les spéculateurs et les autres savent que la pénurie n'est plus conjoncturelle.
Nous sommes 6 milliards d'humains et on en dénombrera 3 milliards de plus en 2050. Quels sols mettrons-nous en culture et quelles techniques agricoles inventerons-nous pour soutirer à la terre leur pitance ?
Nous concevons tous les jours de nouveaux produits, nous construisons sans cesse de nouvelles villes, nous dépensons toujours plus d'argent pour aller pomper le pétrole et extraire les minerais à des milliers de mètres de profondeur.
Ce "toujours plus" se paie et se paiera en surcroît de dépenses en dollars et en euros. D'autant qu'il s'accompagne d'un "toujours plus vite" tout aussi redoutable.
Le "just on time" pour les produits finis tout comme la minceur des stocks de produits de base ont pour vertu de réduire les frais financiers des industriels. Mais cette bonne gestion à court terme reporte les chocs climatiques, sociaux, techniques ou politiques sur les salariés et sur les consommateurs.
Les premiers sont tour à tour contraints au chômage technique puis à des heures supplémentaires frénétiques. Quant aux seconds, ils sont priés de supporter les manques (voir la pénurie de glycol pour dégeler les ailes des avions à Roissy) et d'encaisser les variations considérables des prix qui en résultent (voir l'oignon).
Parmi les travaux d'Hercule que Nicolas Sarkozy a promis de mener à bien durant sa présidence du G20 jusqu'en novembre 2011, il en est un qui est de saison : il veut en finir avec cette volatilité des cours des matières premières qui empoisonne les acteurs économiques et perturbe leurs prévisions.
Le concours d'idées est donc ouvert pour savoir comment s'y prendre. Les uns souhaitent une vraie transparence dans la conclusion des marchés ; d'autres aimeraient interdire aux investisseurs d'acheter - ou de vendre - en trop grande quantité les contrats à terme. Le problème est que ces dispositifs ne semblent pas très opérants sur un marché mondial où l'offre éprouve beaucoup de peine à satisfaire une demande dopée par le rattrapage accéléré des économies émergentes.
Pour tirer le président de la République d'embarras, formulons deux suggestions. La première consisterait à constituer des stocks mondiaux publics pour toutes les matières premières et pas seulement pour le pétrole et les métaux stratégiques.
A ceux qui ricaneraient de ces greniers et de ces réservoirs d'un autre âge, faisons remarquer que les investisseurs-spéculateurs se sont pris d'affection au cours des deux dernières années pour les ETF (Exchange Traded Funds), fonds qui adossent leurs titres à des stocks physiques d'or, d'argent et maintenant de cuivre. Ce que l'entreprise privée peut faire à des fins d'enrichissement, le secteur public ne pourrait-il s'y mettre dans un but de sécurité ?
L'autre solution - encore plus ringarde - consisterait tout simplement à ralentir la planète. Milan Kundera a bien raison d'écrire dans son roman La Lenteur (1995) : "Quand les choses vont trop vite, personne ne peut être sûr de rien, même pas de soi-même."
Pour combattre cette incertitude existentielle et économique, le Prix Nobel d'économie James Tobin avait rêvé d'une taxe de 0,05 % sur les transactions financières. Pas pour financer l'aide au développement, comme le souhaitent Bernard Kouchner et les tiers-mondistes, mais pour mettre "du sable dans les rouages trop bien huilés de la finance internationale" et en ralentir le manège infernal. Un peu comme les "gendarmes couchés" cassent la vitesse de nos voitures.
Si ce "sable" n'y suffisait pas, il resterait à espérer des chutes de neige mondiales, abondantes et répétées. Ou à se réfugier à Bugarach (Aude).